En tournant le coin de la rue, j'aperçois l'immense Jeep blindé noir, gyrophares allumés, devancé d'une autre voiture de police banalisée.

Oups. Ce n'était peut-être pas une très bonne idée, finalement, de donner rendez-vous à Daniel Bellemare dans un café bondé de la très étroite rue Saint-Paul...

Je pensais que la sécurité prenait congé pendant les visites au Canada du procureur du Tribunal spécial pour le Liban. Eh bien non.

Six policiers format géant étaient en train de sécuriser les lieux, dans la rue, sur le trottoir, dans le café...

«Je crois que nous devrions aller ailleurs», ai-je suggéré, au soulagement évident de ses gardiens.

Avant même de lui serrer la main, j'ai donc entrevu ce qu'est devenu la vie de celui qui préside depuis 2008 la première enquête internationale sur un acte de terrorisme.

Quand il était en poste au Liban, il fallait un cortège de 85 hommes pour chacun de ses déplacements. Démineurs, soldats, policiers, gardes du corps, etc. Il vit maintenant dans une sorte de chambre forte à La Haye.

Assassinat politique

 

Photo: Bernard Brault, La Presse

Daniel Bellemare

L'enquête porte sur l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais Rafiq Hariri. Lui aussi se savait menacé. Lui aussi se déplaçait sous très haute protection. Son cortège de six voitures a tout de même sauté le 14 février 2005 à Beyrouth, tuant le chef de gouvernement et 22 autres personnes, en plus de blesser 220 personnes. Des enquêteurs de 17 pays ont été dépêchés sur les lieux par une commission internationale et un tribunal spécial a été créé par le Conseil de sécurité de l'ONU, à la demande du Liban.

Un premier procureur, l'Allemand Detlev Mehlis, a eu tôt fait de pointer la Syrie comme suspect numéro 1. Mais informé de complots pour l'assassiner, Mehlis a démissionné. Un deuxième procureur, Serge Brammertz, lui a succédé en 2006. Il a aussi démissionné deux ans plus tard.

Daniel Bellemare, grand patron des 800 procureurs de la Couronne fédérale pendant 14 ans, leur a succédé en toute connaissance de cause.

Du crime organisé au terrorisme

L'homme originaire de Drummond¬ville a commencé sa carrière dans des procès de drogue dans les années 70. Il s'est donc frotté régulièrement au crime organisé. Il a déjà été menacé suffisamment sérieusement par des motards pour être protégé. «Mais le crime organisé, ce n'est pas comme les terroristes, qui n'ont aucun respect pour la vie.»

«Si on se laisse envahir par la peur, on est paralysé. Et si on a peur, les terroristes ont gagné. Je suis assez fataliste. Si mon heure est arrivée... Il faut envoyer le message aux terroristes que si ce n'est pas moi qui fais l'enquête, un autre viendra.»

Qu'est-ce qui le prédisposait à s'occuper de cette enquête ? «Pas ma connaissance du terrain. Je n'étais jamais allé au Moyen-Orient, je ne connaissais pas le Liban. D'une certaine façon, c'était un atout, parce qu'à l'évidence, je n'ai aucune visée politique. Au Liban, chacun a son agenda.»

Me Bellemare a complètement changé l'approche du bureau du procureur. Plus de déclarations spectaculaires aux médias, plus de suspects identifiés. Ce serait une enquête de meurtre. Il faudrait des policiers d'expérience. Et de la discrétion.

«On a lancé le message que nous étions totalement apolitiques. Créés par l'ONU, mais indépendants. À mon entrevue et au Conseil de sécurité, je leur ai dit que s'ils cherchaient quelqu'un pour faire du travail politique, ils avaient trouvé le mauvais gars. Je ne suis pas un diplomate, je suis un procureur. Avec moi, what you see is what you get!

«Le Conseil de sécurité, comme tout le monde, veut savoir quand je serai prêt à déposer des accusations. Je ne peux pas le dire.»

Centimètre par centimètre

Plusieurs doutent même que l'enquête aboutisse. Depuis l'assassinat du premier ministre libanais, 22 autres attentats politiques ont été commis au Liban, et on suppose qu'ils sont liés à la mort de M. Hariri.

Quand on soulève des doutes, le procureur Bellemare vous regarde avec du feu dans les yeux.

«Je peux vous dire ceci : je n'ai pas quitté la retraite pour signer un échec. Si je n'étais pas optimiste, je ne continuerais pas. Et si je frappe un mur, je vais le dire. Les gens qui travaillent dans l'équipe le font tous par choix et sont totalement dévoués. À ceux qui pensent que la tâche est impossible, je leur dis de se trouver un autre emploi!»

«Pour chaque centimètre de progrès, il y a un kilomètre de travail. Les témoins ont très peur. Nous devons les rassurer, les protéger, protéger leur famille. Nos enquêteurs se promènent partout dans le monde et ils ne sont pas toujours les bienvenus. Enquêter sur un attentat terroriste, ce n'est pas comme faire une enquête de meurtre à Montréal. On ne peut pas se contenter d'envoyer des détectives cogner aux portes. Eux-mêmes sont espionnés. C'est d'ailleurs une des raisons de notre déménagement (le 1er mars) à La Haye. On avait de la difficulté à protéger la confidentialité de l'enquête à Beyrouth.»

Sans parler de la sécurité du personnel et des tentatives de déstabilisation. «Je suis venu passer des examens médicaux au Canada et un journal a déclaré que j'étais en phase terminale d'un cancer. Un autre a déclaré que j'allais publier une liste de 200 suspects. Il y a des énormités nouvelles chaque mois.»

Les 9000 pièces à conviction sont maintenant en sécurité aux Pays-Bas.

Procès ou pas?

Le mandat du procureur Bellemare court jusqu'en mars 2012. Impossible de lui faire dire si, d'ici là, quelqu'un sera accusé. Si c'est le cas, un avocat est déjà désigné pour mener le procès - qui pourrait être tenu en l'absence de l'accusé.

Comme la chose est devenue commune au Canada dans les enquêtes majeures, les procureurs travaillent avec les policiers pendant l'enquête - ce qui était impensable il y a 20 ans. C'est en bonne partie cette expertise d'organisation et de coordination des enquêtes qui a fait de lui un candidat à ce poste.

En avril, Me Bellemare a ordonné la libération de quatre généraux détenus depuis trois ans et demi et soupçonnés de complicité dans l'attentat, mais jamais accusés. Il n'avait pas la preuve pour justifier leur détention, quoi qu'aient pu déclarer ses prédécesseurs.

«Nous sommes là pour amasser de la preuve admissible et déposer des accusations dans l'intérêt public, avec une probabilité raisonnable de condamnation. C'est ça mon métier.

Symbole et impunité

«Le peuple libanais attend beaucoup de cette enquête. Elle a une portée symbolique. Celle de mettre fin à l'impunité au Liban. Il faut qu'on sache qu'on ne tue pas impunément. Ça va donc beaucoup plus loin que la cause elle-même. Il peut y avoir un impact sur la stabilité de la région. C'est important aussi pour les Nations unies de démontrer qu'on peut rallier les forces internationales dans un effort commun de justice.

«Je ne veux pas créer d'expectatives fantaisistes, mais je veux redonner confiance. On m'a dit : cet attentat, c'est du travail de professionnels ! Eh bien, nous aussi, on est des professionnels ! Faire sauter quelqu'un, c'est plus rapide que de remettre les pièces ensemble. C'est comme un ensemble de points qui forment un dessin qu'on ne voit pas encore.

«Mon seul guide, c'est la preuve et la règle de droit. En droit international, on est obligé de se fier aux bons offices des pays, on n'a pas de force de police autonome. Mais on a des pistes. Et on a fait un bon bout de chemin.»

Je le salue et aussitôt il grimpe dans son Jeep avec ses protecteurs et, peut-être, ce dessin qu'il a commencé à tracer entre les pointillés.