La convention constitutionnelle ne permet pas à Michaëlle Jean de changer de premier ministre.

Ils ont beau faire tous les plans qu'ils veulent, les libéraux et les néo-démocrates ne peuvent pas récrire les conventions constitutionnelles à leur gré.

Or, ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles qu'on peut changer de premier ministre sans de nouvelles élections.

En ces matières, rien n'est parfaitement clair, il est vrai. Cela dépend des conventions constitutionnelles et des circonstances.

Par exemple, la loi fondatrice du Canada, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (AANB), ne mentionne même pas la fonction de premier ministre. Il existe cependant une convention constitutionnelle britannique, importée ici, qui fait en sorte que le chef du parti qui a le plus de députés à la Chambre des communes est désigné comme premier ministre par le gouverneur général.

Des élections doivent avoir lieu au minimum tous les cinq ans, dit par ailleurs la Loi constitutionnelle de 1982 - c'était jusque-là une simple convention constitutionnelle.

Entre-temps, le gouvernement reste en fonction tant qu'il a la confiance de la Chambre. S'il la perd, il doit démissionner. Ce qui, normalement, entraîne des élections.

Le gouvernement a perdu cette confiance quand il perd un vote de défiance ou qu'une de ses lois budgétaires est défaite. Le premier ministre demande alors au gouverneur général de dissoudre la Chambre.

Selon une autre convention constitutionnelle, le gouverneur général n'agit en toute matière que sur avis du gouvernement et ne peut pas «agir selon son propre jugement».

Donc, si Stephen Harper est défait, il demande la dissolution de la Chambre et Michaëlle Jean doit y consentir.

Mais... il y a des mais. Les conventions constitutionnelles sont le fruit de précédents. Elles n'ont une force que dans la mesure où les acteurs politiques la lui reconnaissent. Et il est arrivé dans l'histoire pas si ancienne que des circonstances exceptionnelles entraînent des adaptations étonnantes de ces règles.

William IV

En Angleterre, la dernière fois que le roi a congédié un premier ministre sans recourir à des élections remonte à 1834. William IV jugeait le gouvernement du parti whig de Lord Melbourne un peu trop radical et a désigné pour le remplacer Sir Robert Peel, qui dirigeait le parti tory. Mais Peel et son parti, minoritaire, ont été défaits en Chambre, puis aux élections de 1835. Et les électeurs reportèrent Melbourne au pouvoir.

King-Byng

Pendant la Première Guerre mondiale, le conservateur Robert Borden a tenté de former un gouvernement de coalition avec les libéraux pour rendre plus facile la conscription. Le chef libéral Wilfrid Laurier, fermement opposé à l'enrôlement obligatoire, refusa. Mais plusieurs libéraux acceptèrent de faire partie du gouvernement conservateur. La coalition s'effrita lentement après la guerre, mais elle a duré de 1917 à 1920.

Mais ce qui a entraîné la plus récente controverse au sujet du rôle du gouverneur général fut l'affaire King-Byng, en 1926. William Lyon Mackenzie King était premier ministre d'un gouvernement libéral minoritaire: son parti avait 116 députés, les conservateurs, 99 et les progressistes, un groupe de l'Ouest, 24. Il réussissait à gouverner avec ces derniers, mais une série de scandales entourant les douanes avaient entraîné la démission d'un ministre. Il était sur le point de faire face à un vote de défiance. Il décida plutôt d'aller voir le gouverneur général, Lord Byng, pour lui demander de dissoudre la Chambre.

Mais Byng décida plutôt de confier le poste de premier ministre au chef de l'opposition, le conservateur Arthur Meighen. Son gouvernement fut cependant battu à la première occasion, par un seul vote.

King avait demandé au gouverneur général de consulter le Colonial Office avant de rejeter sa demande, ce que Byng avait refusé net: c'était une affaire canadienne, disait-il. Ironiquement, King a ensuite fait campagne sur le thème du nationalisme canadien, en disant que le Canada devait s'affranchir de la tutelle britannique dont Byng, un Lord britannique qui n'était pas citoyen canadien, était la plus évidente incarnation! Il a remporté une éclatante victoire.

L'affaire divise encore les spécialistes. Ceux qui donnent raison à Byng notent que King voulait utiliser une manoeuvre pour empêcher le Parlement de s'exprimer librement dans son vote de défiance. La majorité penche généralement pour King, estimant que le gouverneur avait outrepassé ses pouvoirs.

L'affaire Whitlam-Kerr

L'Australie, qui a également hérité d'un régime parlementaire de type britannique, a connu une affaire encore plus spectaculaire en 1975. Le pays était dirigé par le parti travailliste du premier ministre Gough William. Le Sénat, cependant, était à majorité libérale. Prétextant une série de scandales, la Chambre haute refusait de voter les crédits budgétaires et menaçait de paralyser toute l'activité gouvernementale tant que des élections ne seraient pas déclenchées. Le gouvernement Whitlam, élu en 1972, n'en avait nullement l'intention. D'autant moins que la Chambre haute n'a pas la légitimité démocratique de la Chambre basse, arguait-il. Pendant deux semaines, la crise a été totale.

Devant cette impasse qui plongeait le gouvernement entier dans la paralysie, le gouverneur général, John Kerr, décida carrément de démettre le premier ministre. Il a nommé comme premier ministre intérimaire le chef de l'opposition libérale, Malcolm Fraser. Le Sénat a voté les crédits, des élections ont été déclenchées et les libéraux l'ont emporté.

Cette affaire a créé un fort mouvement pour transformer l'Australie en république et abolir tout lien juridique avec la Grande-Bretagne - ce qui n'a toujours pas été accompli.

À la décharge de Kerr, notons l'état d'urgence et l'impossibilité apparente de compromis. Kerr, par ailleurs, avait obtenu un avis écrit du juge en chef de la High Court (Cour suprême australienne) qui l'approuvait.

La coalition ontarienne de 1985

Ce qui s'est passé en Ontario en 1985 ressemble un peu à la situation actuelle à Ottawa... avec plusieurs différences importantes, cependant.

Les conservateurs de Frank Miller avaient obtenu une légère majorité: 52 députés, contre 48 pour les libéraux de David Peterson. Le NPD de Bob Rae avait 25 sièges. Avant même la convocation de la Chambre, les libéraux et le NPD s'étaient entendus pour renverser le gouvernement conservateur. Par un accord écrit, les libéraux s'engageaient à faire certaines réformes tandis que le NPD promettait de ne pas renverser le gouvernement pour deux ans.

C'est ainsi, donc, que Miller a été défait après le discours du Trône et que le lieutenant-gouverneur a désigné Peterson comme premier ministre, sans dissoudre la Chambre.

Mais voici les nuances: même s'ils avaient quatre sièges de moins, les libéraux avaient obtenu plus de votes que les conservateurs. Ils avaient donc une légitimité démocratique à laquelle ne peut prétendre Stéphane Dion.

Ensuite, dans sa lettre de démission, le premier ministre Miller ne réclamait pas formellement la dissolution de la Chambre. Il laissait voir que les libéraux pourraient obtenir la confiance de la Chambre. Le lieutenant-gouverneur n'a donc pas agi selon son jugement.

Et maintenant?

Ces nuances sont fort importantes parce que le lieutenant-gouverneur, ou le gouverneur général, est censé n'agir que sur avis du gouvernement.

Les pouvoirs que le gouverneur général peut exercer de son propre chef «sont très peu nombreux et relativement imprécis», écrivent les professeurs François Chevrette et Herbert Marx dans leur classique sur le droit constitutionnel.

«Il peut théoriquement choisir le premier ministre, mais comme le principe du gouvernement responsable l'oblige à choisir le chef du parti ayant la majorité à la Chambre, sa discrétion est inexistante; et même dans le cas où il s'agit de remplacer un premier ministre décédé ou démissionnaire, il agira le plus souvent sur l'avis des représentants du gouvernement majoritaire», écrivent-ils. Ils soutiennent que la discrétion du gouverneur général pourrait s'exercer dans le cas d'un premier ministre dont le parti aurait été défait mais qui refuserait de démissionner ou de demander la dissolution de la Chambre.

Une affaire Harper-Jean?

Mais si les conservateurs sont défaits la semaine prochaine et que Stephen Harper demande la dissolution de la Chambre, il n'est donc pas du tout acquis que Michaëlle Jean pourra légitimement nommer Stéphane Dion, encore moins un autre chef hypothétique qui ne l'était même pas le jour des élections.

Selon la convention constitutionnelle, elle doit agir uniquement sur avis du gouvernement. Les exceptions à cette règle paraissent assez limitées: crise majeure, impasse politique totale, légitimité démocratique du nouveau premier ministre, accord plus ou moins tacite du gouvernement «battu».

Si Stephen Harper est battu et demande la dissolution de la Chambre, la gouverneure générale est obligée de lui obéir. À moins de vouloir récrire la convention constitutionnelle. À la place de notre gouverneure générale, je m'équiperais d'une opinion juridique solide... mais je doute que la juge en chef de la Cour suprême avalise la prise du pouvoir par cette sorte de coalition des malheureux, qui ont si nettement perdu les élections et qui, à deux partis (libéral et NPD), totalisent 44,4% des suffrages exprimés.

Son devoir est d'«assurer la permanence des institutions». Pas de redessiner la carte politique du Canada et encore moins de redonner du pouvoir à la monarchie.

Vade retro, Regina!

Sources: Droit constitutionnel, François Chevrette et Herbert Marx, Presses de l'Université de Montréal, 1982.

Précis de droit constitutionnel, André Tremblay, Éditions Thémis, 1982.

Le Gouvernement du Canada et la 40e législature, Brian O'Neil, Michel Bédard, James Robertson, Bibliothèque du Parlement, 2008.

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