J'ai dû passer trois millions de fois devant cette vitrine du boulevard Saint-Laurent, sans trop savoir ce qui se tramait derrière. Ça s'appelle le Centre d'apprentissage parallèle de Montréal, le CAP pour les intimes. De l'extérieur, on dirait une galerie au nom ésotérique. À l'intérieur, un organisme qui, à travers l'art, redonne une dignité à des gens brisés par la vie, atteints de problèmes de santé mentale.

Nous ne sommes pas ici dans un univers parallèle. «C'est un laboratoire de la vie en général», me dit Lorena Garrido, directrice de l'organisme. La vie en général, oui, avec sa beauté et ses blessures, ses ombres et ses tabous. La vie de gens comme Nathalie, 46 ans, un pinceau à la main, des yeux verts lumineux. Elle me raconte son parcours en montagnes russes. Et tout ce chemin parcouru depuis qu'elle fréquente le CAP. «Depuis quatre ans, je n'ai pas été hospitalisée, je n'ai pas eu de rechutes!» dit-elle fièrement, de sa voix douce.

Nathalie m'explique qu'elle est atteinte de troubles schizo-affectifs. «Tu sais c'est quoi?»

Elle lève la main très haut et la fait plonger dans le vide, comme une vague qui se brise avec fureur. Petite, elle se faisait taquiner à cause de son hypersensibilité. «J'avais comme une bulle de verre autour de moi qui s'épaississait avec les années.»

Adulte, elle a tenté plusieurs fois de reprendre pied, déterminée à étudier et à travailler normalement. Après des études en informatique, elle a même décroché un emploi dans son domaine. Mais un beau matin, elle a craqué sous le poids du stress. Au creux de la vague, une dépression profonde, l'hospitalisation, la détresse. Pendant 10 ans, sa vie était ainsi faite de sursauts d'espoir et de plongeons dans le vide. Jusqu'à ce qu'elle atterrisse au CAP où elle a trouvé une famille, une stabilité, ce sentiment d'être utile. Depuis, fini les séjours à l'hôpital. «Ce qui est perçu comme des bizarreries, ici, c'est accepté, dit-elle. On sait qu'on est tous fragiles. On se respecte.»

Depuis 25 ans, le CAP a permis de changer des vies, d'en sauver quelques-unes aussi. L'art n'est ici qu'un moyen, pas une fin en soi. Il ne s'agit pas de former des artistes, même si l'atelier a permis de révéler à eux-mêmes des talents prodigieux. Il s'agit d'abord de redonner un certain amour-propre aux participants qui ont été habitués à être mis à l'écart de la société, à s'y sentir de trop. Il s'agit ensuite d'amener ces gens à s'épanouir dans un cadre commun, avec un horaire, des objectifs, de l'espoir.

La plupart des gens que l'on accueille au CAP ont vécu de graves blessures dans leur enfance. D'autres menaient des vies en apparence parfaitement ordinaires jusqu'à ce qu'ils craquent, du jour au lendemain, sous le poids de la dépression. Quand ils entrent dans le bureau de Lorena pour la première fois, ils regardent bien souvent le sol. Elle les écoute, ne les juge pas. «J'ai besoin que tu sois là demain à 9h30.» Le lendemain, à 9h30, tout est enfin possible.

Lorena me parle de ses protégés avec fierté, comme si c'étaient ses propres enfants. «Des success-stories, on n'a que ça!» Elle me raconte l'histoire de cette participante, atteinte d'une dépression profonde, presque contrainte à l'itinérance. «Elle a réussi à créer sa propre entreprise!» Ou encore cette chanteuse qui, après une longue traversée du désert, a repris la guitare. «Ici, c'est un phare», me dira une des participantes.

Parfois les succès sont peut-être moins apparents, mais demeurent bien réels. Tous ne ressortiront pas du CAP avec un emploi de 9 à 5 ou une carrière fulgurante. Mais ils auront retrouvé une certaine dignité, ce qui n'est pas un détail. Des choses qui peuvent paraître anodines sont souvent de grandes victoires. Comme de voir une jeune femme agoraphobe, qui a des palpitations dès qu'elle met les pieds dans la rue, réussir malgré tout à se rendre à l'atelier tous les matins.

Même si les problèmes de santé mentale sont très répandus, même si un Montréalais sur quatre prend des antidépresseurs, les préjugés à ce sujet sont tenaces et fragilisent les tentatives de réinsertion. Des petits organismes communautaires comme le CAP ont beau faire un travail essentiel, qui permet d'éviter des hospitalisations qui coûteraient des fortunes, ils le font malheureusement toujours dans un contexte de sous-financement. Comme si on considérait encore que des maladies comme la dépression ou la schizophrénie ne sont pas vraiment des affections graves au même titre que le cancer ou le diabète. Comme si on se disait, finalement, que ces gens ne sont que des paresseux, incapables de se prendre en main. Comme si on les confinait à tort à un monde parallèle.

À l'occasion de son 25e anniversaire, le CAP présente jusqu'au 29 avril l'exposition Moi m'aime, qui regroupe les oeuvres de plus de 80 créateurs du centre. À la Maison de la culture Rosemont-La Petite-Patrie.

Pour joindre notre chroniqueuse: relkouri@lapresse.ca