Radisson est une excroissance des grands travaux de la Baie-James. Les travaux ont fini par finir, mais Radisson est resté collé sur la carte géographique. On dit que c'est le village blanc le plus au nord du territoire québécois.

Et je vous dis que c'est le plus sinistre.

Si, sinistre.

Le hic, et on s'en rend compte assez vite, c'est que personne ne veut être ici. Enfin, personne ne souhaite vraiment être ici. Tout le monde fait son temps, comme en prison. En attendant de sacrer son camp ailleurs...

On vient travailler à Radisson. Sinon, il n'y a rien. Un resto. Un bar. Une épicerie. Des mouches noires. Bien sûr, bien sûr, on va vous dire : mais il y a la chasse! Il y a la pêche!

Mais si tu n'aimes ni la chasse ni la pêche, tu fais quoi?

Tu travailles. Deux jobs plutôt qu'un, bien souvent...

On vient travailler, faire du cash, à Radisson. Quand on travaille pour l'État ou une de ses mamelles, le Nord, c'est payant. Primes, bonus, quelques billets d'avion annuels vers Montréal payés par l'employeur.

Tenez, prenez Germaine. Ce n'est pas son vrai nom. Mais si je vous donne son vrai nom, elle va se mettre dans la merde, professionnellement. Dans un village de quelque 300 personnes, sans oublier 300 employés d'Hydro-Québec (qui ne sont jamais plus de 150 à la fois : les effectifs se partagent deux shifts), on pèse ses mots.

Radisson, ce n'était pas le premier choix de Germaine. Mais c'est payant. D'autant plus que son chum travaille pour une bibitte étatique, lui aussi. Après cinq, six ans, ont-ils calculé, ils auront «un bon coussin», une mise de fonds pour acheter une maison... loin de Radisson.

- Un bon coussin? Combien?

- Bah, un bon coussin, là...

- Arrête de niaiser, Germaine, combien?

- À deux? Autour de 80 000$, 90 000$...

Bravo, Germaine. Mais retenez ceci : pour Germaine, Radisson est un tremplin, une rampe de lancement, une escale.

Autre ombre sinistre sur Radisson : Hydro-Québec.

Au milieu du village, la société d'État a ses quartiers : le complexe Pierre-Radisson. Bunker d'une laideur soviétique, le complexe abrite les travailleurs affectés aux barrages du Nord. Qui y vivent en parfaite autarcie.

Ils y dorment (leurs dortoirs), ils y bouffent (leur cafétéria), ils y suent (leur gym), ils y boivent (leur bar) et ils s'y divertissent (leur club social).

Vous ne les verrez pas errer en ville. Pas souvent, en tout cas. Et ça irrite les gens de Radisson, qui entretiennent avec Hydro la proverbiale relation mêlée d'amour (beaucoup aimeraient y travailler) et de haine (beaucoup envient et méprisent les travailleurs qui ne se mêlent pas à la population).

«Et après leur shift, me dit Germaine, les gars d'Hydro prennent l'avion et ils s'en vont chez eux. Ils dépensent ailleurs l'argent qu'ils font ici.»

***

S'il avait le choix, Patrice Maltais serait animateur à CHOI, pas à CIAU. Mais bon, il a 30 ans, il s'est mis à la radio sur le tard, et c'est ici qu'il fait ses classes. Oui, il aime ça : il a un micro.

Sauf que Patrice ne travaille pas pour une mamelle de l'État. Pas payant. Pas de billets d'avion vers le Sud dans son contrat. Il s'est trouvé un deuxième job, surveillant de parc, pour la municipalité.

«Il y a de l'argent à faire si t'es logé et nourri. C'est pas mon cas. Tu viens ici pour décoller dans la vie», philosophe-t-il, assis devant moi au seul restaurant de Radisson.

Patrice ne pêche pas, ne chasse pas. Reste le travail. Et le travail...

Il est fasciné par les relations entre les gars et les filles, ici. Disons que les filles ont l'embarras du choix. «La gent féminine est rare. Il y a 200 requins pour 40 proies. La fille a le choix, disons. Comme je dis souvent à ma mère : ici, même la plus laide a le choix...»

- Bah, il y a toujours l'internet, pour les filles, non?

- Oui. Mais quand tu rencontres une fille sur l'internet, que tu lui dis que tu habites Radisson, elles disent toutes la même chose.

- Quoi donc?

- «On va rester amis!»

Il m'a parlé d'une fille qu'il connaît. Même si elle avait un chum, dans le coin, elle se faisait ouvertement courtiser par d'autres Radissonniens en rut. «Évidemment, les autres filles la bitchaient, elle, la nouvelle...»

Patrice me raconte tout ça en riant. Et c'est drôle, en effet. On dirait une atmosphère de polyvalente. Sauf que, quand on cesse de rire, qu'on y pense un peu : les relations gars-filles - fuckées, toxiques, puériles - ajoutent une autre couche de vernis sinistre à l'endroit.

***

Puis, en marge des gens qui viennent ici pour faire du cash (employés d'Hydro, Germaine) ou pour «commencer dans la vie» (Patrice), il y a ceux qui fuient. Ceux qui débarquent à Radisson pour tirer les volets sur leur vieille vie...

C'est Germaine qui m'a expliqué la vie des fuyards pendant qu'on se faisait manger par les mouches noires dans la rue Pierre-Radisson :

- Prends des parents suivis par la DPJ. Un jour, ils en ont plein le dos. Tu viens ici et disons que c'est plus dur d'être suivi par la DPJ. On a déjà eu quelques mois sans travailleuse sociale, ici. Ou si tu dois de l'argent à quelqu'un : ça va être long avant qu'un huissier vienne cogner à ta porte...

- Pourquoi? ai-je ingénument demandé.

- T'es à 2000$ de billet d'avion de Montréal ! Ou 15 heures de route...

Voilà. Radisson, c'est ça. Une plaque tournante, un endroit où personne, ou presque, ne veut prendre racine. Ah, oui, un dernier truc. Il n'y a pas de cimetière, à Radisson. Quand je vous dis que c'est sinistre : on ne peut même pas y mourir.

CEPENDANT - Il y a une raison formidable d'aller à Radisson : pour visiter les barrages. C'est à couper le souffle. Il faut voir ça une fois dans sa vie. On sort de la visite du barrage Robert-Bourassa légèrement ébahi. Les turbines géantes, le roc taillé sur mesure, la puissance des lieux, l'évacuateur de crues géant, les immenses réservoirs au bout de rivières dont on a modifié le cours naturel : ces ouvrages sont un véritable Playboy Mansion pour ingénieurs. Tu regardes ça et tu dis wow, c'est ma tribu qui a construit tout ça. Bizarre qu'elle ait désormais de la misère à bâtir des CHUM.