«En dehors de ses livres, elle ne valait rien. Elle n'était sûre de rien. La signification ne prenait sa pleine valeur que sur papier. À l'extérieur, elle livrait mal la marchandise, elle souffrait de désorientation. À l'extérieur, le monde n'avait jamais grand sens.»

Ce passage impitoyable signé Nelly Arcan est extrait d'une nouvelle qui fait jaser le monde culturel depuis quelques jours. Pas parce que cette nouvelle inédite tout simplement intitulée La honte est aussi flamboyante que celle qui l'a écrite. Pas parce que celle-ci s'est enlevé la vie deux ans plus tard. Non, ce qui énerve, excite, titille et émoustille, c'est que la nouvelle porte sur le passage de Nelly Arcan à l'émission Tout le monde en parle en septembre 2007, passage proprement catastrophique où, à ses yeux, l'animateur et son acolyte se sont ligués contre elle et son décolleté pour l'écraser et l'humilier publiquement.

La nouvelle fait 30 pages, mais détail important à noter: pas une seule fois, Nelly Arcan ne cite le titre de l'émission en question ni le nom de Guy A. Lepage ou de Dany Turcotte. On devine que Guy A. Lepage est celui qu'elle appelle le singe et que Dany Turcotte est le pou, mais pour le reste, l'auteur fait exprès de nous priver de repères précis. C'est un détail, mais il a le mérite d'indiquer clairement une chose: nous ne sommes pas ici en présence d'une chronique, d'un article de journal, d'un compte-rendu objectif ou même d'un règlement de comptes. Nous sommes devant une oeuvre de fiction qui s'inscrit avec cohérence dans l'ensemble de l'oeuvre de Nelly Arcan, une écrivaine sensible, féroce, pourvue d'un grand souffle littéraire et obsédée par le corps des femmes, sujet sur lequel elle n'a cessé d'écrire et de réfléchir. La réalité de TLMEP n'a ici aucun poids, aucune épaisseur. Au plus, cette réalité a servi de bougie d'allumage, voire de décor, avant d'être larguée comme une vulgaire chaussette par l'écrivaine sur sa lancée.

Pourtant, depuis que l'affaire a éclaté lundi dans La Presse, à la suite des commentaires de l'écrivaine Nancy Huston, très durs envers TLMEP, la dimension littéraire, romanesque, voire douloureusement caricaturale de la nouvelle a été complètement occultée.

La plupart des gens que l'affaire intéresse ont lu la nouvelle de Nelly Arcan au premier degré, sans y voir le filtre de la fiction. La plupart, aussi, se sont rués sur l'extrait vidéo de TLMEP mis en ligne par Guy A. Lepage lui-même pour prouver au monde entier qu'il n'est pas le singe ni le chien sale de la nouvelle de Nelly Arcan. Et, effectivement, quiconque regarde cet extrait de 12 minutes comprend vite que l'entrevue que subit Nelly Arcan n'est pas humiliante, mais polie et bon enfant. À quelques reprises, un des gars réussit à la mettre en boîte, mais plutôt gentiment. À quelques reprises, la caméra effleure son décolleté, mais jamais très longtemps. C'est vrai qu'il y a parfois un malaise qui flotte dans l'air, mais cela a moins à voir avec le décolleté pas si plongeant que ça de Nelly qu'avec le discours analytique et intello qu'elle cherche à mettre de l'avant dans une émission où la blague de mononcle mollement sexiste et la réplique comique de circonstance sont souveraines. Bref, impossible à partir de cet extrait de croire à une quelconque tentative d'écrasement ou d'humiliation.

Mais, de toute façon, là n'est pas la question. La question, c'est pourquoi, dans le cas précis de cette nouvelle, on ne voit que la réalité et pas la fiction? Pourquoi, en somme, on refuse à Nelly Arcan le statut d'écrivaine pour mieux la ranger dans le camp des victimes, des femmes humiliées ou des femmes sans tête? Hier, chez Paul Arcand, Guy A. Lepage perpétuait le mythe de la victime, voire de la femme décapitée par la maladie, en déclarant: «Son texte est la perception d'une femme qui n'allait pas bien.»

Désolée, mais ce n'est pas rendre justice au talent de Nelly Arcan que d'affirmer une telle chose. Son texte n'est pas celui d'une victime, ni d'une femme qui va mal ou qui fait pitié. C'est d'abord le texte d'une écrivaine qui, en sortant d'une émission de télévision, s'est emparée d'une parcelle de réalité à la limite du banal, l'a glissée dans sa plume comme la poudre dans le canon, et en a fait un feu d'artifice, une explosion d'éclats réfractés dans la lumière d'un monde inventé.

On n'a pas toujours pris Nelly Arcan au sérieux, de son vivant. Maintenant qu'elle nous a quittés, en ne nous laissant que ses écrits, cessons de lui chercher des poux et de lui prêter des intentions qu'elle n'avait pas. Ayons enfin la décence de reconnaître l'écrivaine à part entière qu'elle était.