Il arrive au restaurant les yeux barbouillés de sommeil, secoué par une mauvaise toux. La veille, il a dansé la salsa jusqu'à 4h du matin pour fêter sa victoire. Il est 8h15. Il a dormi à peine trois heures.

Amir Khadir a été élu dans Mercier, une circonscription qui englobe le Plateau-Mont-Royal. Une première. Jamais un candidat d'un parti de gauche n'a été élu au Québec. Pas la gauche édulcorée du Parti québécois. Non, la vraie gauche, celle qui dénonce les grosses compagnies sans faire dans la dentelle, une gauche écologiste, féministe, pacifiste, souverainiste.

 

Amir Khadir n'a pas eu le temps de lire les journaux. Il ne connaît même pas sa majorité.

«872 voix? Pas mal», dit-il d'une voix éraillée.

Pas moyen de lui poser une question sans que son cellulaire sonne. Il est assailli par les journalistes. Son adjointe, aussi, est pendue au téléphone. Elle noircit une feuille de papier où s'alignent des dizaines de demandes d'entrevues.

- Tu veux quelque chose, lui demande-t-elle.

- Un café, répond-il. Fort.

Amir Khadir est fébrile, il ne tient pas en place. Il met son foulard, l'enlève, se lève, s'assoit, feuillette les journaux qui traînent sur la table, parle, gesticule, s'enflamme, cherche des 25 cents dans le fond de sa poche pour les glisser dans le téléphone public où il donne ses entrevues.

- Mais qu'est-ce qu'il a écrit Foglia? me demande-t-il. Tout le monde me parle de lui.

- Qu'ils vont en avoir plein les bras avec vous à Québec.

Amir Khadir n'est pas reposant. «Je suis un peu débridé, admet-il. Je fais deux-trois choses en même temps, je fatigue les gens. C'est vrai que j'en fais beaucoup. Je déplace plus d'air que de réalité.»

«Il est hyperactif, très sûr de lui. Il fonce, raconte Françoise David, son alter ego. À l'Assemblée nationale, ils ne savent pas ce qui les attend. Moi, je le sais!»

Amir Khadir a un horaire de fou. Il doit passer la journée à l'hôpital Le Gardeur, à Lachenaie, où il est de garde jusqu'à 17h. Il est «infectiologue». Il file ensuite à Montréal, dans sa maison cossue de la rue Saint-Hubert, au coeur du Plateau, pour s'occuper «des affaires ordinaires».

Il quitte le café, son adjointe sur les talons. Il déblaie sa voiture avec une mitaine, il n'a pas de balai. Il conduit vite au milieu de la tempête.

À l'hôpital, il ne peut pas faire deux pas sans qu'un collègue lui donne une tape dans le dos, l'embrasse ou le félicite. Il s'enferme dans son bureau minuscule et en désordre. Il discute avec le Dr Maziade qui a tenu le fort pendant qu'il écumait Mercier. Au mur, des dessins de ses enfants et une photo de Che Guevara.

Sa femme est en Afrique, sa belle-mère lui donne un coup de main. Elle s'occupe de la maison et des trois filles âgées de 8 à 17 ans. «Elle le fait par amour pour ses petits-enfants et par pitié pour moi», dit-il en riant.

Il n'a aucune idée du boulot qu'il l'attend. Qu'est-ce qu'un député fait au lendemain de son élection? Il l'ignore. En attendant, il va passer la semaine à l'hôpital. Et donner des entrevues.

13h. Françoise David pousse la porte du restaurant et se dirige vers ma table d'un pas décidé. Elle s'est couchée à 2h du matin. Contrairement à son «co-porte-parole», elle n'a pas dansé jusqu'à l'aube.

«Êtes-vous fous!» a-t-elle répondu aux militants lorsqu'ils lui ont demandé si elle voulait les accompagner pour continuer la fête.

Le tourbillon autour d'Amir Khadir contraste avec le calme qui entoure Françoise David.

Québec solidaire a une direction bicéphale. En font foi les affiches électorales à deux têtes. Avec l'élection d'Amir Khadir, Françoise David se retrouve un peu orpheline. La vedette, c'est Khadir. C'est après lui que les journalistes courent. Françoise David accuse le coup.

Est-ce que la direction bicéphale va tenir le coup?

«Oui, jure Amir Khadir, même si les gens nous traitent de pelleteux de nuages.»

Françoise David nuance. «Pour l'instant, oui. Est-ce que je vais trouver ma place? Je n'ai pas de réponse. C'est pas vrai que je vais rester dans le garde-robe.»

Elle a rencontré Amir Khadir en 2000. Elle connaît ses coups de gueule, son franc-parler, son langage coloré et musclé. Risque-t-elle d'éteindre les feux qu'il allumera avec des déclarations incendiaires ou maladroites?

«Pas question de jouer aux pompiers pendant quatre ans», tranche-t-elle.

Lorsqu'elle s'est levée hier matin, elle s'est sentie fatiguée. Sa défaite dans Gouin lui est rentrée dans le corps. «J'ai traîné longtemps en jaquette, dit-elle. Je me suis dit: Bon, il se passe quoi dans ma vie?»

Puis le téléphone a sonné. D'abord timidement. Une demande d'entrevue, puis une deuxième. À 14h30, elle en avait neuf. Loin des dizaines d'Amir Khadir, mais assez pour calmer l'angoisse du vide.

Elle n'a pas une victoire pour remplir le vide. Elle le sait. Elle est prête à l'affronter. Jusqu'à la prochaine bataille.

Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca