Le premier ministre, Jean Charest, a étonné bien des journalistes hier en avouant ne pas avoir lu le rapport de l'Unité anticollusion qui a provoqué l'indignation et l'inquiétude de la population québécoise. «Je n'ai pas lu le rapport en détail, a expliqué M. Charest lors d'une conférence de presse. J'ai vu les informations qui ont été rendues publiques.»

Bien sûr, le premier ministre du Québec n'a pas le temps de lire chaque document publié par l'immense imprimerie qu'est l'État. De façon générale, les documents significatifs lui sont résumés par son personnel. Sauf que le rapport préparé par les enquêteurs de Jacques Duchesneau n'est pas un document comme les autres. Tous ceux qui l'ont lu en ont été troublés et pour cause. Il est en effet rarissime qu'on trouve dans un écrit gouvernemental un diagnostic aussi grave que celui-ci: «Nous avons découvert un univers clandestin et bien enraciné, d'une ampleur insoupçonnée, néfaste pour notre société aussi bien sur le plan de la sécurité et de l'économie que sur celui de la justice et de la démocratie.»

Que le premier ministre n'ait pas voulu aller au-delà des «grandes lignes» que lui a rapportées son personnel est consternant, d'autant plus que le document fait moins de 80 pages et que la conférence de presse convoquée hier matin avait précisément pour but de lui permettre de commenter «les derniers développements concernant les allégations de corruption dans le domaine de la construction». Bien des gens en concluront que M. Charest vit sur une autre planète, isolé et inconscient du désarroi populaire.

Cette nonchalance réduit à néant la portée des arguments du gouvernement, dont certains sont pourtant fort valables. Quand le premier ministre appelle à la prudence, rappelle que nous vivons dans une société de droit et que des allégations ne sont pas des preuves, il a raison. Quand il énumère toutes les mesures prises par son gouvernement au cours des derniers mois (renforcement de la Commission de construction du Québec, mise en place de l'Unité permanente anticorruption, réforme du financement des partis politiques, etc.), la liste est en effet impressionnante. Mais rien de cela ne satisfera la population.

Il y a maintenant deux ans que, selon les sondages, les trois quarts des Québécois souhaitent la tenue d'une enquête publique sur la corruption au Québec. M. Charest veut que les coupables soient envoyés en prison. Soit. Les Québécois, eux, veulent les voir sortir de l'ombre, qu'ils soient forcés de s'expliquer publiquement, y compris ceux qui, sans avoir commis de crime, portent une part de la responsabilité politique ou morale de ce gâchis.

Il y a aujourd'hui, entre les Québécois et leur premier ministre, un véritable gouffre. Si M. Charest continue de s'enfermer dans son entêtement, ce gouffre sera bientôt infranchissable. S'il ne l'est pas déjà.