Elle me dit je vais faire cuire de la rhubarbe, tu pourrais aller chercher du bleu chez Boucher si tu veux.

C'est une autre de mes lubies de bouffe: bleu et rhubarbe. Beurrez une tartine de pain frais -vous pouvez enlever la mie pour creuser un petit lit-, sur le beurre étalez un fromage bleu pas trop granuleux, puis recouvrez généreusement le tout de compote de rhubarbe à l'orange.

Quand vous allez mettre ça dans votre bouche, c'est sûr que du jus de rhubarbe va couler sur votre menton, vous avez juste à le ramasser avec les doigts et à les lécher, c'est pas comme si vous étiez au Toqué! avec je sais pas qui.

Mon bleu, je l'achète chez Boucher. Vous ne connaissez pas. C'est une ferme au Vermont. À peu près à 15 kilomètres de chez moi. J'y vais avec mon vieux vélo par un chemin que je ne vous dirai pas, j'aime trop y pédaler seul, il me dépose au vignoble du Ridge et de là au plus petit pont couvert du Québec, le Guthrie, curieusement bâti de poutres chevillées les unes aux autres par des goujons de bois gossés à la main.

Je dis curieusement, en fait pas si curieux que ça, c'était en 1845, on gossait tout à la main.

Vous dites? Qu'ils avaient du temps à perdre? Ce même temps-là, d'après vous, nous, nous le passons à quoi? À vivre! Ah bon, je n'y aurais pas pensé.

Au poste de douanes de Morses Line, le douanier américain, un grand dégingandé, m'a demandé où j'allais comme ça, mais pas avec l'autorité habituelle des douaniers, avec bonhomie et peut-être une pointe d'envie: t'es bien chanceux de te promener par une si belle journée, où vas-tu?

Je vais acheter du bleu chez Boucher.

Après la douane on tourne à droite, c'est le chemin Gore, ici la campagne est encore plus belle qu'au Québec, plus sereine surtout. La même campagne, oui, sauf que du côté québécois, une fébrilité trouble le fond de l'air. La même campagne, oui, mais qui n'attend, au Québec, que le moment de n'en être plus une, une campagne qui préfère tellement les touristes aux vaches.

Le nord du Vermont, non. Que des vaches. Que des fermes, presque toutes laitières. La ferme des Rainville, la première après la frontière. Plus loin la ferme des Choisnière, la suivante est celle des Boucher.

La fromagerie est derrière la maison. Pas besoin d'invitation.

En entrant à droite il y a un vieux frigo plein de morceaux de fromage, le prix est sur l'emballage, on met l'argent dans un verre en haut du frigo. Des fois j'arrête juste pour prendre l'argent dans le verre, ben non, c'est pas vrai, nono.

C'est vrai qu'il y a un verre avec l'argent, mais en 11 ans jamais personne n'a rien volé, même pas moi. Trois cents livres de fromages par semaine. Chaque lundi la traite au complet des 120 vaches - des Normandes et des Holstein - est mise de côté pour le fromage. Lait cru garanti. Le fromage vieillit deux mois avant d'être distribué dans les épiceries de la Nouvelle-Angleterre. Le self-service zaufrigo, c'est juste pour nous, les voisins.

Les frères Boucher qui tiennent la fromagerie ne parlent presque plus français. Le grand-père venait de Saint-Armand. Choisnière non plus ne parle plus français. Les Rainville non plus.

Je ne vous ai pas encore dit pour les Rainville. Ils ont fait la une du Globe and Mail la semaine dernière. Oui madame, le Globe and Mail, un voisin m'a découpé l'article. On y rapportait que les Rainville refusent de céder cinq acres de leurs terres au Department of Homeland Security qui gère les douanes américaines.

Une drôle d'histoire. D'une part on se demande pourquoi les douanes ont besoin de cinq acres - c'est immense - pour y installer un nouveau poste qui ne servira de toute façon à rien. Il faut comprendre qu'il passe deux voitures et demie à l'heure à Morses Line. (Le gros du trafic transite par Philipsburg où l'on rejoint l'autoroute 89.) Ajoutez que la douane canadienne ferme à minuit, ce qui fait qu'il n'y a plus aucun trafic jusqu'au lendemain matin.

Les fermiers de la région ne comprennent pas très bien où veut en venir leur Homeland Security avec cette modernisation d'un poste de douanes inutile.

En même temps, sans le dire trop fort, ils ne comprennent pas non plus pourquoi les Rainville refusent les 35 000$ qu'on leur offre pour ces 5 acres. Sept mille dollars l'acre, c'est pas du petit change. Cinq acres, c'est immense pour un poste de douanes, mais sur les 224 acres qu'exploite la ferme, cela ne fait pas tant de balles de foin de moins. Des pancartes plantées dans la prairie des Rainville implorent: Save this Farm. On imagine le pire, mais bon, 5 acres à 7000$ l'acre, ce n'est pas exactement la définition d'un expropriation sauvage...

Quand je suis repassé, un des frères Rainville était en train de vider la fosse à purin, le second arrivait sur la route avec son tracteur et le troisième, l'instituteur, était... à Washington où il s'est adressé au Congrès.

À Washington? Au Congrès?

Oui, monsieur, notre frère Brian!

Pour parler de Morses Line?

Oui monsieur. Et nous avons été entendus. Cette folie ne se fera pas, croyez-moi.

Je devais avoir l'air un peu ahuri parce qu'il m'a demandé: vous ne comprenez pas quelque chose?

Je comprends que c'est une folie qui découle, à l'évidence, de nine-eleven, à l'évidence aussi c'est une autre retombée de la paranoïa Bush, mais vous, vous vous ostinez pourquoi? C'est politique? Rien à voir avec la politique, monsieur. La terre. Juste la terre. La terre, c'est du travail, du temps, c'est vivant, la terre, on veut nous enlever quelque chose de vivant.

Il a fait un geste ample qui allait jusqu'au bout de ses champs couverts de centaines de balles blanches: les premiers foins de l'été.

Je suis revenu par le même chemin, par le même pont couvert, chevillé de goujons faits à la main. Vous disiez quoi déjà? Ah oui, qu'ils avaient du temps à perdre.

Savez-vous, moi aussi. Grand bien me fasse.