Savez-vous, monsieur le chroniqueur que si l'on pouvait vous faire entrer dans la peau d'un adolescent d'aujourd'hui, vous seriez le plus grand rejet qu'on n'aurait jamais vu? Votre accent, vos lunettes franchement nulles, votre intelligence un peu rugueuse, et en plus vous lisez des livres! ... C'est plus qu'il n'en faut pour se faire insulter tous les jours, 181 jours par année, pendant 5 ans dans n'importe quelle polyvalente du Québec.

R, 20 ans, étudiant en droit

Comme je l'évoquais samedi, le rejet est de toute éternité, de toutes les communautés, de toutes les armées, c'est souvent sur le dos du rejet que se solidifie le groupe. Attendez que je me souvienne: ai-je été moi-même rejet? Je ne leur en ai jamais laissé le temps. J'ai toujours pris le groupe de vitesse, je l'ai toujours rejeté en bloc avant qu'il me rejette. Refaire la même chose aujourd'hui? Je me ferais lyncher. En ce temps-là régnait dans les écoles une lourde autorité, des règles, des interdits, des contraintes, des sanctions souvent tyranniques, tout cela était peut-être du fascisme comme on l'a un peu vite dénoncé en mai 68. N'empêche que cette soumission obligée à l'autorité empêchait la barbarie dans l'école et ses alentours. Plutôt que sur le dos du rejet, le groupe se solidifiait sur celui des maîtres de discipline.

 

Rien de neuf dans le mécanisme du rejet, ce qui est neuf, c'est cette pathogène impuissance des directions d'école, incapables qu'elles sont de gérer leur cour et les alentours. Nouvelle dynamique, nouvelle ère, l'école est malade de son refus de sanctionner. Chercher à comprendre quand il faudrait exclure, discutailler avec des petits tortionnaires, les excuser, leur donner une dernière chance... Écoutez-les les pédagogues, écoutez-les depuis la disparition du petit David nous asséner à pleins micros: tolérance zéro. Mon cul. Ils tolèrent justement n'importe quoi plutôt que de sanctionner et d'exclure.

Sont prêts, sans qu'on sache très bien si c'est par pédagogie ou pour avoir la paix, sont prêts à tolérer cette jungle qu'est devenue la cour de l'école, une jungle où les règles sont dictées par des babouins tarés qui ont la haine de l'étude.

Les tourmenteurs du petit David étaient connus. Ma question: et ils continuaient de tourmenter?

Vous disiez dans votre chronique que les rejets sont «trop». Pas toujours, monsieur, pas toujours. À l'école où je suis allé à Granby, une des ces écoles qui traînent dans le fin fond du classement annuel de L'actualité, pas besoin d'être trop pour se faire écoeurer. Il suffisait d'être appliqué dans ses études, il suffisait d'être surpris à parler à un rejet, parfois même pour absolument rien, et adieu tranquillité pour les cinq prochaines années. Vous pensez que j'exagère? Savez-vous pourquoi tant d'élèves vomissent avant un exposé oral? Parce qu'il va falloir performer devant le prof? Non. Parce qu'il va falloir se montrer, se révéler devant les cools défoncés comme d'habitude qui vont peut-être mal prendre que l'on parle d'un livre que l'on a aimé, que l'on pratique un autre sport que le hockey, que l'on est allé au musée avec ses parents...

Je vais vous dire quelque chose d'infiniment triste, monsieur le chroniqueur: pour avoir la paix avec ses congénères à l'école d'aujourd'hui, il vaut mieux ne pas trop montrer que l'on sait lire, écrire et surtout réfléchir.

R, le même, étudiant en droit

Afghanistan J'avais 11 ans M. Foglia. Je m'en souviens comme hier. Représentez-vous un petit garçon de 11 ans. Pas bien gros, pas bien grand. C'était ma première journée au Collège Laval.

T'es fif toi? Deux ou trois imbéciles. Hé, réponds on te parle, t'es fif ou quoi?

Je l'étais bien sûr. Mais je ne le savais pas encore. 11 ans, rien ne pressait il me semble. Je l'ai su quand même ce jour-là.

Ma vie a changé dans l'instant. Fif. La condamnation ultime. J'étais fini. Ça été l'enfer. 20 ans plus tard les cicatrices sont toujours là. Heureusement j'ai reçu de l'aide, mes parents notamment ont été parfaits.

J'ai entendu que le jeune David Fortin, celui qui a disparu à Alma, lui aussi se faisait traiter de fif. Quand je me revois à 11 ans, quand je pense à David curieusement je pense à... l'Afghanistan. On nous dit que nos soldats combattent là-bas l'intolérance.

François

Il y avait un reportage l'autre soir à Radio-Canada sur une école à New York pour gais et lesbiennes seulement. Pour ou contre, nous demandait-on à la fin. Contre! Contre pour toutes les bonnes raisons d'intégration que l'on devine, il me semble que l'école est précisément le lieu où apprendre à reconnaître les différences.

Oui, mais pour les tout-petits qui ne peuvent pas se défendre?

OK d'abord, je suis d'accord pour des pouponnières pour gais et lesbiennes.

Le grain Mon secondaire un s'était bien passé, en secondaire deux (à Stanislas), du jour au lendemain je suis devenu lépreux. Un rejet en règle. Ça a duré toute l'année, des fois j'allais pleurer tout seul dans une classe. Je n'étais pas laid mais j'avais, j'ai toujours, une mâchoire légèrement prognathe, et c'est ce que j'ai entendu un milliard de fois cette année là: crisse de guenon, crisse ton camp. Ça a arrêté comme ça a commencé, sans raison.

Charles

Dans Les Bienveillantes, l'auteur, Jonathan Littell fait passer l'horreur absolue des camps nazis par des hommes ordinaires, par des fonctionnaires qui comptabilisent les portions des prisonniers, par les aiguilleurs des trains qui s'arrêtaient aux portes des fours, par des fabricants de béton, par des secrétaires. Par la foule, c'est-à-dire par le sable grain par grain. Grain par grain. Crisse de guenon, crisse de fif, criss de juif.

Le comble Je m'appelle Audrey, je suis un ancien «rejet». J'étais rousse, grassouillette, peu douée pour les sports...

Rousse et rejet! Mon dieu comment est-ce possible? C'est bien ce que je vous disais, des barbares.

Pour joindre notre chroniqueur: pfoglia@lapresse.ca