Parler du féminisme, de son histoire, de ses acquis dans un livre scolaire? Bien évidemment. Rappeler que le moyen-âge en ce domaine est tout récent - en 1900, les femmes n'avaient pas le droit de suivre un cours de médecine au Québec et elles n'obtiendront le droit de vote (au provincial) que 40 ans plus tard -, rappeler qui étaient Idola St-Jean, Thérèse Casgrain. Les aspects juridiques. La bataille syndicale. Le droit à l'avortement. Féminisme et pauvreté associés dans la marche Du pain et des roses (1995) pour revendiquer de meilleures conditions économiques et, évoquant cette marche, nommer Françoise David? Forcément.

La photo de Françoise David dans un ouvrage scolaire? On ne voit pas le problème.

On n'en finirait plus de s'interroger sur la pertinence de certains textes, de certaines photos, dont la mienne (1), et de certains sujets abordés dans des ouvrages dits pédagogiques. Mais pour ce qui est de Mme David, à peu près personne au Québec ne s'offusquera de la retrouver dans un cahier d'exercices du cours d'éthique et de culture religieuse destiné à des quatrièmes secondaires.

Attendez! J'ai peut-être été un peu vite. On sait la campagne que mènent les ultra-cathos et autres intégristes de la chrétienté contre ce cours d'éthique. Alors quand je dis que personne au Québec ne conteste la nécessité d'évoquer le féminisme et ses valeurs dans un ouvrage scolaire, ce n'est pas tout à fait vrai. Ils sont quelques centaines, actifs comme des millions, à s'être étouffés en découvrant la photo de Mme David dans le cahier d'exercices de leur enfant. Athée, féministe, laïque, et qui défend le droit à l'avortement, c'est beaucoup. La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom, capable d'enrichir en un jour l'Achéron...

On ne s'étonne nullement que ces intégristes aient alimenté un animateur d'une radio de Québec, lequel s'est empressé de dénoncer le «brainwashage socialiste de profs syndiqués en faveur d'un parti qui s'appelle Québec solidaire». Après avoir traité Mme David de soviétique, l'animateur a organisé un concours, «Déchirez Françoise David», qui consistait à déchirer la page du cahier d'exercices et à l'envoyer à la station de radio. On a fini par procéder au tirage d'un jeu vidéo, gagné par un ado que les journalistes ont joint chez lui alors qu'il était en train de jouer avec son prix. Il a dit qu'il était bien content.

On ne s'étonne nullement que cela se passe à Québec, où Jeff Filion a fait des petits, encore qu'on soit ici devant un phénomène beaucoup moins trash et beaucoup plus idéologique. Derrière ce petit con inculte, il y a une pensée, des intellectuels qui tirent les ficelles et attisent les braises. Il y en avait aussi derrière Filion; ils ont appris à manier l'insulte pour qu'elle reste acceptable. Pas hostie de vache: juste soviétique.

Arracher une page d'ouvrage scolaire, n'est-ce pas dépasser les bornes?

Non. Ce n'est pas un ouvrage scolaire, c'est un cahier d'exercices acheté par l'élève - 17,95$ - sa propriété, donc. À l'évidence, on ne peut pas vandaliser son propre bien.

Mme David est mon amie. Elle ne le sera peut-être plus après cette chronique - tant pis. Elle a porté plainte au CRTC contre l'animateur et contre la station qui l'emploie. Si j'étais le CRTC, je débouterais Mme David.

C'est un vieux débat.

S'il suffisait de censurer la connerie pour qu'elle disparaisse, ça se saurait. Mais surtout, si on se met à censurer la connerie, il va falloir décider de ce qui est con et de ce qui ne l'est pas. C'est là qu'on tombe dans les interdits bien-pensants.

Entre toi et moi, Françoise, que ce jeune homme t'ait traitée de soviétique et ait invité ses auditeurs à déchirer ta photo, c'est débile, c'est sûr, mais ça t'as fait mal où? Ça dérange quoi? Ça influence qui? Sont combien?

Mme David a réclamé que la ministre de l'éducation Mme Courchesne monte au créneau pour défendre «ses» profs, ce que la ministre a fini par faire du bout des dents. Encore là... Dans cette chronique, j'ai parfois traité les jeunes profs d'incultes, et les auteurs de la réforme de quelques noms d'oiseaux. Si un ministre s'était manifesté pour me planter, pas sûr que je ne n'aurais pas crié au loup, je veux dire à la censure.

Et de toute façon, répondre quoi à un imbécile qui ne fait pas la différence entre un syndicaliste et un syndiqué?Faudra-t-il promulguer une loi qui obligera les animateurs de radio de Québec à finir d'abord leur secondaire?

Curieux comme l'indignation - ce carburant hautement inflammable - vient différemment aux gens. Moi, par exemple, je ne m'indigne presque jamais de ce que disent ou font les «gens d'en face», ces gens qui, par nature, par conviction, par disposition naturelle de leur esprit, ne pourraient pas faire autrement que me détester, le voudraient-ils. Je les déteste tout aussi viscéralement et tout est bien, tout est calme. Ils savent. Je sais. Il m'arrive parfois d'en croiser un ou une qui, de bonne humeur de matin-là, me salue par erreur. Je le ramène aussitôt à la frontière: va donc chier, toi, crisse.

Ce que je veux dire, Françoise, c'est qu'il faut garder nos indignations et nos détestations pour nos amis. J'ai essayé d'embarquer dans la tienne pour cet animateur de Québec, j'ai pas réussi. Alors que, dans le même moment, je fulminais contre M. Landry. Un ami, M. Landry? Non, mais la même famille politique élargie (très, très élargie). Je suis souverainiste comme lui, pénétré des mêmes valeurs, je suis quand même plus près de lui que de Lucien, par exemple. Si Lucien avait traversé des piquets de grève, je ne me serais pas énervé ni rien, alors que Landry, j'ai capoté aussitôt.

C'est ce que je te disais, mes sangs ne s'échauffent jamais autant que lorsque la pute est un peu de la famille. Et c'est comme ça aussi que ne n'ai presque plus d'amis. Sais-tu quoi, je pense que je vais aller chercher des amis sur Facebook. Es-tu sur Facebook, toi, Françoise?

(1) 300 ans d'essais au Québec, un appareil pédagogique complet (Beauchemin)