Depuis la création il y a 10 ans de la pièce Des fraises en janvier qu'elle a écrite à l'âge de 23 ans, Evelyne de la Chenelière vit uniquement de sa plume. Et autant dire qu'elle vit très bien, tout en continuant à écrire pour le théâtre, à réfléchir sur son milieu et sur son art, à jouer comme actrice et à élever, habiller et nourrir quatre enfants. Portrait d'un ange avec les deux pieds bien ancrés dans la réalité.

Juste devant moi dans la file de l'épicerie fine du marché Jean-Talon, je remarque une grande brune mince aux longs cheveux, ses jambes brindilles moulées dans un jeans ultra serré. Lorsqu'elle se retourne et que nos regards se croisent, je la prends pour une actrice italienne sans me rendre compte immédiatement que l'actrice italienne est en réalité une actrice québécoise, mais surtout l'auteure de théâtre la plus prometteuse de sa génération. Bonjour, me dit Evelyne de la Chenelière, un peu gênée d'être prise en flagrant délit de vie quotidienne et de n'être, ce matin, qu'une maman de 33 ans prise pour faire les courses pendant que les enfants sont à l'école. Bonjour, j'ai vu votre pièce hier, que je lui réponds.

 

Je la retrouve trois jours plus tard, cette fois pour une entrevue officielle qui, ironiquement, avait été prévue le matin même de notre rencontre impromptue. Nous sommes toujours dans la Petite Italie, mais ce coup-ci à un jet de pierre de l'épicerie Milano et à un coin de rue des Éditions Chenelière, la plus importante maison d'édition de manuels scolaires francophones en Amérique, fondée par son père, Michel de la Chenelière, en 1984 et vendue à Transcontinental en 2006 pour plus de 100 millions.

Le prétexte de notre rencontre est la pièce Les pieds des anges, sa toute dernière création mise en scène par Alice Ronfard à l'Espace Go et dont les éditions Leméac viennent de publier le texte. Mais il y a aussi Au bout du fil, pièce créée en 2003 au Quat'Sous et reprise à la fin du mois par les finissants de l'École nationale de théâtre. Il y a sa pièce Bashir Lazhar que le cinéaste Philippe Falardeau est en train d'adapter pour le cinéma.

Paradoxale

Et puis, il y a son rendez-vous quasi historique en novembre prochain avec le TNM qui présentera L'imposture, sa 17e pièce en 12 ans.

Outre le fait que le TNM mette rarement à l'affiche des textes d'aussi jeunes dramaturges québécois s'ajoute une autre particularité: cette pièce découle d'une résidence offerte à de la Chenelière par la directrice du TNM, qui ne tarit pas d'éloges à son égard.

«C'est vrai que c'est la première fois que le TNM monte la pièce d'un auteur d'ici aussi jeune, mais Evelyne est tellement étonnante et tellement talentueuse», affirme Lorraine Pintal.

«La beauté de cette invitation, poursuit la principale intéressée, c'est qu'il n'y avait pas d'obligations de la part du TNM. En d'autres mots, le TNM ne s'engageait pas à produire ma pièce coûte que coûte. Si, pour une raison ou une autre, la pièce ne convenait pas au TNM, le projet s'arrêtait là, point. Je me suis donc sentie libre d'écrire... en toute liberté et sans pression. Le résultat, c'est que j'ai écrit la pièce la plus impudique de toutes mes pièces. Jamais je ne croyais que j'irais aussi loin.»

Le mot impudique sonne un brin paradoxal dans sa bouche. Car dans la vie de tous les jours et encore davantage face aux médias, Evelyne de la Chenelière est un monument de pudeur et de discrétion, qui n'aime pas parler d'elle-même et qui a toutes les difficultés du monde à révéler même les détails les plus anodins de sa vie. Ses divulgations sur son existence dépassent rarement la mention d'une naissance à Montréal en 1975 et d'études en lettres à la Sorbonne, puis en théâtre au Cours Michel Granvale à Paris. Pour le reste, Evelyne de la Chenelière préfère se garder une grande gêne.

Je finis quand même par lui arracher quelques aveux. Elle a grandi dans les beaux quartiers. Milieu bourgeois. Écoles privées. Villa Maria et Brébeuf. À 17 ans, elle file à Paris pour des études en lettres à la Sorbonne qu'elle abandonne au bout de six mois à la faveur de cours d'interprétation à l'école de Michel Granvale. Elle revient à Montréal à 20 ans, déterminée à prendre ses distances de son milieu. Le théâtre est sa première porte de sortie. La maternité, sa deuxième. Sans entrer dans les détails, elle raconte qu'elle a eu sa première fille à 22 ans, l'âge où des jeunes filles de bonne famille comme elle entreprennent leur maîtrise ou leur doctorat.

«J'avais 22 ans. Je ne connaissais personne dans le milieu du théâtre. J'avais besoin de travailler à la fois pour nourrir mon enfant, mais aussi pour m'accomplir et je sentais une sorte de désapprobation généralisée autour de moi comme si le fait d'avoir un enfant aussi jeune était honteux. J'ai été très blessée par ça, mais en même temps, ç'a été un moteur et une motivation.»

Figure singulière

Dans l'urgence du moment, elle écrit un spectacle, réussit à convaincre le proprio d'un resto de la rue Saint-Viateur de lui prêter sa salle et envoie des invitations à un peu tout le monde, y compris l'homme de théâtre Jean-Pierre Ronfard, un des rares qui répondront à son appel.

Ainsi débute une belle relation professionnelle entre la jeune femme et le Nouveau Théâtre Expérimental où elle fera ses débuts d'actrice, ses débuts de dramaturge, rencontrera Daniel Brière, son conjoint, son partenaire de jeu et le père de sa deuxième fille, avant d'écrire une pièce qui fera le tour du monde: Des fraises en janvier écrite d'abord pour un théâtre d'été à Carleton, produite par le Théâtre d'Aujourd'hui, puis reprise par la compagnie Jean-Duceppe.

Encore aujourd'hui, 10 ans plus tard, pas une année ne s'écoule sans que la pièce ne soit montée quelque part dans le monde et sans que son auteure ne touche des droits d'auteur qui lui permettent de gagner sa vie en écrivant exclusivement pour le théâtre. C'est ce qui fait qu'à 33 ans, bientôt 34, Evelyne de la Chenelière est une figure singulière du théâtre québécois à la fois par son succès précoce, par sa grande productivité, mais aussi parce qu'elle réussit à concilier création et procréation, vie de théâtre et vie de famille, tout cela sans jamais perdre sa lucidité, sa modestie et un esprit critique des plus aiguisés.

Obsédée par les mensonges de l'enfance qui mènent aux impostures adultes, elle ne cesse de remettre en cause aussi bien son travail que celui de tout son milieu comme en fait foi ce texte publié l'an passé où elle écrivait: «Si je me mettais à la place du public, ma perception du milieu théâtral, par moments, serait la suivante: un groupe de gens qui n'arrêtent pas de se féliciter les uns les autres et qui s'excitent devant des objets théâtraux parfois inaboutis, convenus, de courte vue, redondants et superficiels et dont pourtant la critique m'avait assurée que c'était révolutionnaire et absolument exaltant... ajoutant plus loin: si je suis dure, c'est parce que c'est aussi de moi que je parle.»

Exacerbation du moi

Dans Les pieds des anges, le personnage principal est une jeune femme brillante, mais qui a été tellement portée aux nues par ses parents qu'elle se croit vouée à un destin exceptionnel. Le jour où Marie découvre qu'elle n'a rien de plus que les autres, elle perd pied et bascule dans la mélancolie, déçue d'elle-même.

«Ce dont je parle, ça dépasse le phénomène de l'enfant-roi, explique l'auteure. Ça rejoint une sorte de démocratisation de l'exceptionnel qui est dangereuse parce qu'elle nivelle tout. Le résultat, c'est que les voix importantes qui pourraient être des phares dans notre société sont étouffées, noyées, mêlées à ce qui est trendy et à la mode. Au bout du compte, tout est tellement exceptionnel que plus rien ne l'est ou du moins qu'on passe à côté de ce qui l'est vraiment.»

Evelyne de la Chenelière ne propose pas de remèdes ou de solutions à cette exacerbation du moi qui, selon elle, nous vient de la Renaissance, moment de l'histoire où les peintres ont commencé à peindre des pieds aux anges dans une sorte de volonté d'humaniser les dieux qui a eu pour conséquence inverse de diviniser les humains.

Evelyne admet qu'enfant, elle a cru furtivement les adultes qui lui disaient qu'elle était extraordinaire avant de se rendre compte de la duperie et de revenir sur terre. Malgré cela, elle se dit encore traversée par des courants contraires, l'un l'attirant vers les hauteurs du dépassement et l'autre, vers la réalité pragmatique et quotidienne.

«On dirait que je passe ma vie à essayer de concilier mon désir de m'élever et de donner le meilleur de moi-même en tant qu'artiste et mon désir de fonctionner dans la réalité avec les autres.»

En la regardant s'éloigner au pas de course sur le boulevard Saint-Laurent avec ses sacs d'épicerie recyclables qu'elle ramènera lourds de victuailles à la maison, ce que je vois, c'est une femme qui semble fonctionner parfaitement dans la réalité. Mais qui sait aussi, et heureusement pour nous, que fonctionner dans la réalité n'est pas une fin en soi.