Avec sa hanche artificielle et ses blessures de guerre, Louise Lecavalier avait de bonnes raisons de ne plus vouloir danser. Mais quitter ce qui l'anime depuis toujours n'a jamais été une option. Après une virée en Europe, elle revient présenter à l'Usine C deux duos et duels créés au FTA en 2009.

Elle a le corps mince, noueux, musclé et rapide d'une adolescente. Et pourtant, à 52 ans, 53 en octobre, Louise Lecavalier n'est plus une adolescente. Du moins pas sur le plan des années. Pour le reste, elle n'a jamais rangé son adolescente au vestiaire comme le font la plupart des êtres humains quand ils frappent la quarantaine et encore davantage la cinquantaine.

«C'est rare, les danseurs qui dansent après 50 ans, concède-t-elle au milieu des locaux de l'Usine C où elle va se produire du 27 au 30 avril, mais danser, c'est mon travail, ma vie, ma façon de me tester et de continuer à apprendre. J'ai quelques idées chorégraphiques, mais pas au point de vouloir diriger les autres. Moi, mon plaisir numéro un, c'est de danser, d'être dans l'action et emportée par le mouvement.»

Inutile de rappeler que Louise Lecavalier a dansé avec la compagnie d'Édouard Lock pendant 17 ans, qu'elle a été sa muse et son égérie, que son corps d'acier, sa tignasse platine et ses vrilles folles et rock'n'roll ont ébloui le monde entier, y compris David Bowie. Aujourd'hui, si Louise Lecavalier tourne encore partout avec Fou glorieux, la petite compagnie qu'elle a fondée en 2006, c'est en partie à cause de la notoriété encore vive de La La La Human Steps dont elle ne peut et ne veut pas se dissocier. Elle reprend d'ailleurs dans son spectacle des extraits de Lock. Et sur le site de sa compagnie, on peut lire que Fou glorieux a des bureaux virtuels et travaille dans les studios de La La La Human Steps. Chassez le naturel...

Pourtant, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis son départ de la compagnie en 1999. D'abord, elle est tombée enceinte du saxophoniste de jazz Yannick Rieu dont elle est depuis séparée. Elle a accouché de jumelles un mois avant le 11 septembre. Mais au lieu de lui couper les ailes, la maternité lui a redonné le goût de danser comme jamais. Elle s'est alors liée artistiquement avec les chorégraphes Ted Robinson, Benoît Lachambre et Crystal Pyte qui ont exploré d'autres facettes de son style et de sa sensibilité et qui l'ont replongée dans le monde des tournées. Puis en 2005, une vieille blessure qu'elle traînait depuis plus de 10 ans est devenue insupportable. «Je dansais toujours, mais j'avais de la difficulté à marcher. J'étais très blessée, mais personne ne le savait parce que je ne voulais pas que ça se sache», avoue-t-elle avec candeur.

Le corps meurtri et constamment souffrant, Louise Lecavalier a finalement baissé les armes et accepté d'être opérée à la hanche.

«Cette opération, dit-elle avec effusion, a été une révélation. Dès le lendemain, je me sentais 15 ans plus jeune. Je marchais enfin droit. Je me suis rendu compte à quel point j'avais travaillé avec une foule de problèmes. Je trouvais ça normal et, d'une certaine manière, ça m'a aidée à retrouver mes moyens encore plus vite et à faire des vrilles et des sauts comme avant, mais sans douleur.»

La même année, la danseuse a rencontré un autre fou glorieux, le comédien Reynald Bouchard, avec qui elle partagera sa vie jusqu'à sa mort d'une crise cardiaque en août 2009. La danseuse était en Europe avec ses jumelles au moment de sa mort subite. Elle est revenue en catastrophe à Montréal. Trois semaines plus tard, elle créait pour le FTA les deux duos qu'elle représentera à l'Usine C, à la fin du mois.

«Danser, c'était la seule chose à faire pour moi à ce moment-là. Je me souviens que je me réveillais en pleine nuit et mon chagrin était si grand qu'il fallait à tout prix que j'aille danser dans le couloir pour ne pas tomber en miettes. Ça va faire deux ans au mois d'août que Reynald est parti et ce que je constate, c'est que la vie reprend. Je ne pensais pas ça possible et pourtant, ça l'est.»

À la dure

Toutes ces épreuves auraient pu l'abattre ou du moins freiner ses ardeurs. Tout le contraire.

«Si j'étais une athlète, je serais une marathonienne, c'est clair. Je suis le genre qui tough la run. Je ne sais pas d'où ça me vient, mais j'aime le défi physique. Il faut que je la gagne à la dure. Mon corps est capable de suivre. Quand je le pousse au bout, je ne frappe pas un mur. Au contraire, je trouve d'autres possibilités. Je refuse de croire que le langage du corps ne peut pas être aussi fort et direct que la musique. Je veux que les gens ressentent chaque mouvement comme une note de musique.»

Libérée de la gêne

Ce n'est pas la première fois que je rencontre Louise Lecavalier; pourtant, cette fois-ci, je la trouve différente, plus ouverte et volubile, libérée de la timidité maladive qui avait tendance à la paralyser partout, sauf sur une scène.

«À mes débuts à Nouvelle Aire, j'étais très gênée par le monde de la danse, avoue-t-elle. Tous ceux qui dansaient et qui avaient une pensée et une réflexion sur la danse m'impressionnaient beaucoup. Moi, je viens de Sainte-Dorothée, d'un milieu modeste, à des années-lumière du milieu de la danse. Mon père était menuisier, ma mère, une enseignante d'origine acadienne. J'ai mis longtemps à sentir que je faisais partie du milieu de la danse. Pendant des années d'ailleurs, j'étais très mal à l'aise d'écrire le mot danseuse dans mon passeport. Je le faisais, mais ça me gênait terriblement. Quand je me retrouvais dans les médias, c'était pire. Ma première entrevue à la radio, je ne savais tellement pas quoi dire que j'ai répondu à une question par un long silence qui a duré une éternité.»

La naissance de ses filles, alors qu'elle croyait qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfant, a changé beaucoup de choses. En même temps, Louise Lecavalier est restée bohémienne et farouchement indépendante face aux pressions de la société. Elle n'a toujours pas d'auto, se déplace en taxi et en vélo, mange bio, ne gagne pas des millions mais estime qu'elle ne manque de rien.

«On se fait tellement shooter d'infos sur ce qu'on doit faire, ce qu'on doit avoir, ce qu'on doit savoir. Moi, j'ai toujours refusé les packages imposés par la société. Je ne regarde pas la télévision sauf Tout le monde en parle et pourtant, j'ai l'impression d'être au courant de tout. L'atmosphère générale de la société, je la perçois instinctivement et aussi bien que n'importe qui.»

Dans Children, une des chorégraphies qu'elle dansera à l'Usine C avec Patrick Lamothe, il est question des enfants qu'on met au monde et de ceux qui dorment au fond de nous. Louise Lecavalier trouve que la vraie maturité, ce n'est pas seulement d'élever des enfants, c'est d'accepter l'enfant en soi. Pas de manière gnangnan, mais assumée et vigoureuse. C'est ce qu'elle fait en dansant et c'est aussi ce qu'elle fait dans sa vie de famille qu'elle préserve en partant en tournée moins souvent qu'avant et en se tenant loin du vedettariat. «Le système du vedettariat, en fin de compte, ça ne donne rien de plus, dit-elle. Danser devant une grosse gang à Wilfrid-Pelletier, ça m'intéresse moins que de danser dans une petite salle où le public qui est tout près voit tout.»

Louise Lecavalier ne sait pas pendant encore combien d'années elle va danser. Elle sait seulement que lorsqu'elle tend son passeport au douanier et qu'il lui demande ce qu'elle fait dans la vie, ce n'est plus à son corps défendant qu'elle répond: danseuse.