Une guerre se joue toutes les semaines sur le pas de votre porte.

Deux géants de la presse, Corporation Sun Media (Quebecor) et TC Transcontinental, se disputent le marché des hebdomadaires dans la plupart des grandes régions du Québec, à l'exception de l'île de Montréal où Transcontinental est le seul groupe présent. Dans le Publisac, les hebdos de TC. Dans le Sac Plus, ceux de Quebecor.

Les victimes de cet affrontement? Les journaux indépendants dont le nombre diminue comme peau de chagrin. Le climat est tellement pourri entre les deux grands groupes de presse qu'Hebdos Québec, association créée en 1932, a décidé d'annuler son congrès et son gala annuels prévus pour l'automne prochain. C'est la consternation chez les hebdos indépendants pour qui cet événement représentait une belle vitrine.

«Asseoir ces gens autour de la même table, c'est comme essayer d'asseoir ensemble des chiens et des chats», lance Benoit Chartier, président de Communications DBC qui publie trois hebdos dans la région maskoutaine, dont le doyen des hebdos québécois, Le Courrier de Saint-Hyacinthe. «J'espère que ce n'est pas la fin de l'association Hebdos Québec.»

Jusqu'en 2009, c'était l'harmonie dans la grande famille des hebdomadaires, assurent la plupart des éditeurs à qui La Presse a parlé. Mais depuis trois ans, le torchon brûle entre Quebecor et Transcontinental. «L'arrivée de Quebecor a tout déséquilibré, lance Marc-Noël Ouellette, vice-président principal Groupe des solutions locales (journaux-distribution) de TC Media. On imprimait et distribuait la plupart des indépendants, on distribuait même les hebdos de Quebecor. Il y avait un respect des indépendants à l'époque.»

Mais voilà, dans un contexte de crise de la presse écrite, le marché des hebdomadaires, qui s'en tirait mieux, est soudainement devenu alléchant, non seulement pour les revenus publicitaires qu'il promettait, mais aussi pour les occasions de distribution et d'impression. Les deux géants sont passés en mode acquisition, et ont bouleversé par la même occasion l'équilibre de cet écosystème.

L'illustration la plus éloquente de cette guerre peut être observée dans la rue Richelieu, à Saint-Jean-sur-Richelieu. Au 84, on trouve les bureaux du Canada Français, un des rares hebdos vendus au Québec, propriété de TC Transcontinental depuis août 2011. En octobre dernier, deux mois après que le Canada Français est passé aux mains de Transcontinental, Quebecor a lancé L'Écho de Saint-Jean-sur-Richelieu et installé les locaux de son nouvel hebdo au 81, rue Richelieu, exactement en face de son concurrent. «C'est vraiment juste en face, observe Marc-Noël Ouellet. Si on lance une roche l'autre côté de la rue, on touche à leur fenêtre, c'est sûr.»

La vente du Canada Français, un des plus vieux hebdomadaires au Québec, a provoqué une petite onde de choc dans le milieu des hebdomadaires indépendants. «C'était notre frère jumeau, on a seulement sept ans de différence», lance Benoit Chartier, éditeur du Courrier de Saint-Hyacinthe, un hebdo payant qui tire à 15 000 exemplaires et qui célébrera son 160e anniversaire le mois prochain. «Il y a trois ans, tout le monde faisait de l'argent avec ses journaux, poursuit-il. Aujourd'hui, ils en font beaucoup moins. Moi, ça va, je suis encore seul dans mon marché et je fais mes affaires, mais ailleurs, ça tombe comme des mouches.»

Au bout du compte, c'est le lecteur-citoyen qui risque d'être le grand perdant de cette bataille, estime Nathalie Deraspe, responsable du dossier des régions à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). «Il y a immanquablement une pente de points de vue, de voix régionales, observe-t-elle. Les journaux de Quebecor publient des textes de l'agence QMI qui n'ont rien à voir avec ce qui se passe dans leur région respective. Et c'est sans parler des conditions de travail des journalistes qui doivent tout faire et couvrir un large territoire. On se soucie peu de la démocratie, de la qualité de l'information dans cette guerre. Je sens une grande morosité dans le milieu.»

Sabrer les prix

Il suffit de feuilleter l'hebdomadaire de son quartier pour constater que la publicité est omniprésente. C'est le nerf de la guerre que se livrent Quebecor et TC Transcontinental. «Quand Quebecor a lancé L'Écho de Laval, il vendait sa page de publicité 500$ tandis que les tarifs étaient de 3000$, explique l'éditeur du Courriel Laval, Claude Labelle. Le Courrier a résisté, mais dans certains marchés, les plus petits journaux ne survivent pas longtemps à cette guerre des prix.»

«Les gens me disent: on t'aime beaucoup, t'es ben fine, mais t'es trop chère, confirme Josée Pilotte, éditrice d'Accès, hebdo indépendant des Laurentides imprimé par TC Transcontinental. Je ne suis pas chère, je suis au même prix qu'avant, ce sont les autres qui baissent leurs prix. Ça demande beaucoup d'efforts d'aller au front tout le temps. On ne veut pas aller pleurer chez les clients, mais ça devient épuisant à la fin.»

En octobre dernier, Josée Pilotte a publié dans son journal une lettre ouverte dans laquelle elle interpellait le grand patron de Quebecor, Pierre Karl Péladeau, pour lui reprocher de conduire un «bulldozer» qui rasait la diversité d'opinion et mettait en péril la démocratie. Son cri du coeur, relayé par d'autres médias, a fait le tour du Québec.

Pour survivre, plusieurs indépendants signent des ententes avec TC Transcontinental. C'est le cas de Charles Desmarteaux, éditeur des hebdomadaires La Relève de Boucherville et de la MRC Marguerite-D'Youville, au sud de Montréal. «Avec Les Versants de Saint-Bruno et Transcontinental, on a créé le Réseau Montérégie, une alliance de ventes publicitaires qui fait en sorte que nous les représentons sur notre territoire et qu'ils nous représentent sur le leur, explique-t-il. C'était une question de survie. Si on ne faisait rien, on mettait la clé sous la porte ou on vendait. Aujourd'hui, nous sommes en croissance.»

Feu l'unité

Déchirée, écartelée, la communauté des journaux hebdomadaires pourrait ne jamais se remettre de cette lutte sans merci. «Si vous voulez mon avis, on s'en va vers l'effritement de l'association, estime Marc-Noël Ouellette de TC Transcontinental. C'est dommage pour les indépendants. Nous sommes assez gros pour nous offrir des formations et faire des galas à l'interne, mais pour les plus petits, c'est vraiment triste.»

«On a travaillé un mois pour se préparer au concours organisé par Hebdos Québec, lance l'éditeur de La Relève, Charles Desmarteaux. Quelle perte d'énergie! Ils nous laissent en plan à la dernière minute, sans un mot, rien. Comment vont-il remettre les prix maintenant?»

«Je vois plutôt ça comme une pause, affirme pour sa part Angèle Prévost, présidente d'Hebdos Québec et éditrice de journaux dans Vaudreuil-Dorion. On va laisser les émotions reprendre leur place, c'est une guerre entre eux autres [Quebecor et Transcontinental], mais je crois qu'on peut devenir plus forts après.»

Il reste qu'en novembre dernier, un groupe d'une trentaine d'indépendants a lancé l'Association de la presse indépendante du Québec (APIQ), présidée par Josée Pilotte, du journal Accès. «On commençait à ressentir un malaise au sein d'Hebdos Québec, explique la présidente de l'APIQ. Nous voulions notre propre voix pour nous faire entendre auprès du gouvernement. On aimerait une aide qui nous permettrait de passer à travers et on va bientôt lancer une campagne de sensibilisation. Cette guerre est en train de tuer l'information locale. J'ai rencontré les deux grands patrons de Quebecor et TC Transcontinental, Pierre Karl Péladeau et François Olivier. Bizarrement, les deux se disaient sensibles à mes arguments et d'accord avec le principe de diversité des voix. Ils sont d'accord, mais ils continuent. On peut taper sur Quebecor, mais Transcontinental aussi est responsable.»

«Je crois que la ministre de la Culture, Christine St-Pierre, pourrait faire quelque chose pour aider les indépendants, estime Angèle Prévost, d'Hebdos Québec. Le gouvernement dit que la relève en affaires et l'économie régionale sont importantes, alors il faudrait qu'il soit conséquent. Nous, les indépendants, on représente les deux. Ça fait 25 ans que je suis dans le métier, mes deux enfants travaillent avec moi. Pourquoi ne pas aider les indépendants? Il faut que chacun porte ses culottes.»

«Ça fait 14 ans que j'ai mon journal, c'est ma caisse de retraite et je pourrais bien la perdre, renchérit Josée Pilotte. On est en train de tuer une industrie.»

À noter que Quebecor n'a pas répondu à nos demandes d'entrevue pour ce texte.