Après avoir déboulonné la statue Freud, le philosophe Michel Onfray a voulu, dans L'ordre libertaire - la vie philosophie d'Albert Camus, «restaurer une vérité», voire rendre justice à l'homme, en démontrant la parfaite adéquation entre sa vie et son oeuvre. Et, au passage, répliquer à ses ennemis. Échange avec un passionné de la pensée libertaire et farouche adversaire de la pensée institutionnalisée.

Vous proposez une «biographie» de la pensée d'Albert Camus, en quelque sorte. Car s'il est vrai que l'on reconnaît la valeur littéraire de son oeuvre, il en est autrement de sa pensée.

Je tiens pour une impossibilité de séparer la vie et l'oeuvre, la pensée et l'existence. Une philosophie ne m'intéresse que si le philosophe a tâché de la vivre et ne s'est pas contenté de rêver sa pensée. L'histoire de la philosophie est pleine de faussaires qui ont enseigné une chose et pratiqué l'inverse... Je me retiens de donner des noms! La discipline grouille également de menteurs, d'affabulateurs, de créateurs de légendes, d'opportunistes, de carriéristes dont l'oeuvre est une machine destinée à produire leur célébrité. Quand on examine le cas de Camus, la coïncidence la plus parfaite apparaît dans la positivité: sa pensée est viscérale, vécue, sincère, authentique, elle n'est donc pas une construction mentale, mais une proposition existentielle, une invitation pour autrui à mener une vie philosophique à partir de la vie menée par soi...

Vous faites l'apologie de Camus, un homme au parcours sans faute selon vous. On sent qu'il est un modèle pour vous, au même titre que Nietzsche. Il a tout pour être un modèle, puisque selon vous, sa pensée et sa vie ont été en accord pendant toute son existence.

De fait, si l'on tire le fil de la pelote Freud ou Sartre, par exemple, on ne trouve que des occasions de déception tant la création de leur légende par ces gens assoiffés de célébrité a conduit leur vie et leur oeuvre. Avec Camus, on découvre une même cohérence, mais dans le sens inverse: la fidélité aux gens modestes, aux sans-voix qui constituent son milieu familial. Rien ne permet de prendre Camus en défaut de droiture, de moralité, de rectitude, pas un seul faux-pas, nulle bassesse... Catherine Camus, sa fille, me rapporte que de temps en temps, elle découvre encore des histoires concernant son père: toutes vont dans le même sens: une grandeur modeste, une discrétion vraie, une pudeur certaine. Camus a fait beaucoup de belles choses dont il ne s'est jamais vanté - aider concrètement des gens dans le besoin, intervenir pour libérer des prisonniers, solliciter des demandes de grâce pour une centaine de condamnés à mort du FLN par exemple...

C'est l'apologie de Camus, mais c'est aussi le procès de Sartre. Est-ce vraiment nécessaire de toujours les opposer? Avec le recul, ne peut-on pas dire que ce sont deux hommes qui ont pris la parole dans le siècle, et qui ont eu une influence comme peu de philosophes en ont aujourd'hui? Le danger de se jeter dans la mêlée, c'est non seulement de se tromper, c'est aussi d'être jugé ensuite par l'histoire, mais il faut du courage pour le faire, non?

Non, je récuse les deux mots "apologie " et "procès": dire de Camus qu'il eut un trajet impeccable pendant la guerre, qu'il cherche à s'engager à deux reprises en 1939, qu'on le refuse parce qu'il est tuberculeux, qu'à Oran, il donne des cours à des enfants juifs privés de scolarité par le régime de Vichy, qu'il entre en résistance, rédige les Lettres à un ami allemand, publie des textes dans de revues clandestines, travaille à La peste, grand roman antifasciste, dirige Combat, journal clandestin, y écrit, ça n'est pas plus une «apologie» que ce n'est un «procès» de dire de Sartre qu'il prétend s'évader d'un camp alors qu'il est probablement libéré sur intervention de Drieu La Rochelle, collaborateur notoire, qu'il travaille dans une revue collaborationniste, Comoedia, entre 1941 et 1944, qu'il pistonne Simone de Beauvoir auprès du directeur de ce journal pour qu'elle travaille à Radio-Vichy, ce qu'elle fera plusieurs semaines en 1944... Je fais de l'histoire, c'est tout: ni éloge ni procès... Sartre n'a pas lutté contre les fascismes européens, il a légitimé tous les fascismes de gauche jusqu'à sa mort, Camus a combattu contre toutes les formes prises par la peine de mort. On peut préférer l'un à l'autre en dehors de toute détestation ou vénération ...

C'est une opposition entre la vision apollinienne et dyonisienne de la philosophie, de la vie, que vous illustrez. Vous attaquez ces philosophes universitaires qui ne s'adressent qu'aux philosophes, et non aux gens. Vous insistez sur le fait qu'une pensée doit pouvoir nous aider à vivre, et non servir à développer une pensée désincarnée.

De fait, la philosophie ne mérite pas une seconde de peine si elle n'est qu'un exercice narcissique de jonglerie intellectuelle. Elle est proposition pour une transfiguration de la vie, ce que les philosophes antiques appelaient, avant le christianisme, une conversion. On peut vivre selon Noces, ce grand livre de Camus, et Camus a vécu selon Noces...

Vous écrivez: «Camus pratique une littérature philosophique et une philosophie littéraire». La clarté qu'on retrouve dans ses essais, qu'on aime lire, est pratiquement perçue comme de la facilité, pour ne pas dire qu'on la voit comme une pensée simpliste. Comment expliquez-vous que la philosophie ait fini par ne s'adresser qu'à des spécialistes, laissant le champ libre à la psychopop venue prendre le relais dans l'appétit des gens à chercher des réponses, un sens à la vie?

L'université française dispose du monopole de la philosophie dans le pays. L'institution réserve la discipline à une élite choisie, à une aristocratie sélectionnée: elle s'adresse à ceux qui entretiennent le système dans son être et sa durée. Pour ce faire, l'obscurantisme, la religion du concept, l'abus de néologismes, la définition deleuzienne de la philosophie comme création de concepts (à cette aune , Montaigne n'est pas un philosophe...) supposent que plus un auteur est obscur, plus le candide le croit profond. Camus qui, comme Lucrèce, disait des choses profondes dans un style élégant et poétique, passe pour le contraire d'un philosophe. Sartre, qui abusait des néologismes et écrivait comme s'il était traduit de l'allemand, tout en étant troublé par les amphétamines et abruti par l'alcool, passait pour un penseur profond. On réévalue les vieilles valeurs à la lumière de clartés nouvelles. Dans cette luminosité nouvelle, Camus est probablement le plus philosophe des deux...

Vous êtes vous-même en lutte contre les chapelles, depuis longtemps. Votre récente démolition de Freud n'en est qu'un exemple. Contre quoi vous battez-vous au juste?

Je ne me bats contre rien ni personne, mais pour la vérité, la justice et la justesse. Je suis un homme libre, indépendant, qui n'a aucun employeur, aucun salaire, qui n'est d'aucun parti, qui n'est soutenu par aucune des tribus parisiennes ou des coteries françaises. Dès lors, je n'ai rien ni personne à ménager quand je veux parler, écrire ou publier. Je suis un homme libre. J'ai construit ma vie pour ça: n'avoir de comptes à rendre à personne. Ce qui m'intéresse, c'est de lutter contre les mythes, les légendes, les puissants, les gens de pouvoir, les dominants et rester fidèle à mon milieu d'origine: un père ouvrier agricole et une mère femme de ménage pour lesquels la vérité, la justice, la justesse, la dignité comptaient plus que toute autre chose. Si je réussis à être un fils fidèle, alors je serai le plus heureux des hommes. «Libertaire» est une belle épithète, je travaille à la mériter...

L'ordre libertaire - la vie philosophie d'Albert Camus, de Michel Onfray. Flammarion, 552 pages