En 1968, Margaret Sinclair avait 20 ans. C'était une rebelle sans cause, avec des yeux bleus, des fleurs dans les cheveux et un soupirant du nom de Pierre Elliott Trudeau. Aujourd'hui, à 62 ans, elle a les mêmes yeux bleus, des cheveux courts, deux ex-maris et quatre petits-enfants. Mais elle a enfin une cause: la maladie mentale, et tout particulièrement la bipolarité, dont elle est devenue une ardente porte-parole.

Avoir croisé Margaret Trudeau n'importe où à Montréal, sur l'avenue des Pins où habite son fils Sasha ou à Outremont où vit Justin, je ne crois pas que je l'aurais reconnue. À 62 ans, celle qui fut une sorte de Lady Di de la période hippie ne ressemble que très vaguement à la jeune fille de 23 ans que le Canada a découverte au bras du premier ministre de 52 ans qui venait de l'épouser. Il reste peut-être un peu de cette Margaret dans son regard clair. Pour le reste, la femme que je rencontre dans les locaux de Flammarion, son éditeur français, n'a plus rien de la Margaret ingénue et médiatisée des années 70. Cheveux courts blond cendré, visage marqué par les années et dépourvu de toute trace de Botox ou de chirurgie plastique, elle porte une veste Chanel mouchetée de gris, un foulard de soie rose et des magnifiques bottes de cavalier noires. Elle vit à Montréal depuis un peu plus de trois ans dans un condo près de la montagne. Quand elle part marcher sur le mont Royal ou qu'elle roule en Bixi, personne ne la reconnaît.

«J'aime beaucoup l'anonymat de ma vie montréalaise», dit-elle avec ce sourire fragile qui a fait sa renommée. Plus tard, pourtant, elle passera une remarque acide sur la couverture de son autobiographie en français où l'éditeur a préféré mettre une photo d'elle à 23 ans plutôt qu'une photo d'aujourd'hui comme pour l'édition anglaise. «Il paraît que les gens au Québec ne me connaissent plus, que je ne suis plus d'actualité, lance-t-elle avec sarcasme comme s'il était impossible que qui que ce soit l'ait oubliée.

Sa voix et ses mots

Obtenir une entrevue avec elle a été long et compliqué. Elle voulait, puis elle ne voulait plus. Son horaire était trop chargé. Elle soignait une bronchite. J'ai insisté à cause du livre et de ce qu'elle y raconte honnêtement, brutalement et sans avoir peur de se montrer sous son jour le plus sombre, le plus fou, le plus malade. J'ai rarement lu la chronologie d'une descente aux enfers aussi poignante, faite de dépressions, d'euphories incontrôlées et destructrices et d'au moins deux longs internements dans des hôpitaux psychiatriques. Ce n'est pas elle qui a écrit le livre, mais c'est tout comme. «Même si je suis capable d'écrire et que je le fais à l'occasion, j'ai préféré laisser à des gens de métier le soin de le faire. J'avais besoin de prendre mes distances. Les lecteurs auront peut-être l'impression que je déballe toute ma vie privée dans ce livre, mais ce n'est pas le cas. Il y a de grands pans de ma vie qui n'y sont pas. Je ne nomme pas de noms. Je ne règle pas de comptes. Je ne parle que de moi. Et ce qui résonne dans ce livre, c'est ma voix et mes mots.»

Pour ce qui est des noms, ce n'est pas tout à fait vrai. Le livre évoque son amitié avec Andy Warhol, Truman Capote, Barbra Streisand et ses liaisons amoureuses avec Leonard Cohen, le sénateur Ted Kennedy, l'acteur Jack Nicholson et Ron Wood des Rolling Stones.

Pour ce qui est de ses mots, par contre, pas de doute. Margaret Trudeau est un impétueux moulin à paroles. Dès la première question, un torrent de mots s'est mis à débouler de sa bouche tandis que son regard fixait obstinément la table comme si elle monologuait avec elle-même. Les rédacteurs Caroline Moorehead et Lawrence Scanlan ont dû mettre des mois et des mois à retranscrire les millions de mots qu'elle leur a livrés. Et la partie n'a pas dû être facile. Car même si Margaret Trudeau réussit maintenant à mieux contrôler sa bipolarité, elle ne dégage pas vraiment la sérénité d'une femme en parfaite possession d'elle-même. La maladie a laissé ses traces, notamment sous la forme d'une énergie survoltée piquée d'accès subits de rage qui surgissent au détour d'une phrase. À 62 ans, Margaret Trudeau n'est pas de tout repos. Elle l'était encore moins à 23 ans quand elle s'est mariée.

«Pourquoi j'ai épousé Pierre? Parce qu'il m'a choisie et qu'on ne résiste pas au charisme d'un homme comme lui. N'importe quel autre homme de son âge, je ne m'y serais pas intéressée, mais Pierre, c'était différent. Notre mariage a été une erreur à cause de la différence d'âge, mais aussi parce que Pierre pensait que j'étais malléable comme de l'argile et qu'il pourrait me façonner en petite femme parfaite. Autant dire qu'il ne savait pas à qui il avait affaire! En tant que couple, nous avons été un désastre, mais en tant que parents, nous avons fait du bon travail ensemble. Oui, nous avons réussi cela.»

Margaret concède que la prison dorée du 24, Sussex et les pressions venant avec son statut de première dame ont exacerbé sa maladie. «J'ai vécu des pressions énormes qui ont créé un déséquilibre psychique que mes trois maternités successives n'ont fait qu'augmenter. Au bout de sept ans, je n'en pouvais plus, j'étais en train de devenir folle et ça m'a pris une dose phénoménale de courage pour quitter ce mariage, mais je n'avais pas le choix. C'était ça ou j'en crevais.»

Je lui demande si elle voit un lien entre Lady Di et elle. Elle n'aime pas la comparaison. «Lady Di n'avait pas fait d'études universitaires. Elle venait d'un milieu privilégié qui n'avait rien à voir avec le mien. Pour le reste, je ne l'ai pas connue. Je ne peux pas dire si elle souffrait ou non de dépression.»

Et que dire de vedettes comme Britney Spears, Lindsay Lohan ou même Paris Hilton dont les comportements publics indiquent qu'elles ont peut-être des problèmes similaires aux siens? «Ces jeunes filles me semblent fragiles, mais je ne sais pas ce qui se passe dans leur tête. Personne ne le sait sauf elles-mêmes. Ce qui est terrible, c'est que le monde entier les juge. Mais de quel droit, je vous le demande? De quel droit?»

La maladie mentale

Le mot humiliation revient souvent au fil des pages de son autobiographie. Rabaissée par un mari froid, rationnel et pingre qui la veut pieds nus et enceinte dans la cuisine, jugée par une opinion publique qui ne lui pardonne pas ses nuits folles au Studio 54 à New York ou dans un hôtel de Toronto avec les Rolling Stones, ridiculisée par la presse qui la traite de mère irresponsable et pourchassée par les paparazzis qui la croquent dans des positions embarrassantes comme en témoigne cette photo qui a fait le tour du monde et qui la montre ne portant pas de petites culottes, Margaret Trudeau a connu son lot d'humiliations. A-t-elle l'impression d'avoir retrouvé sa crédibilité? «Aujourd'hui, en tout cas, on m'écoute, répond-elle. Je gagne ma vie en donnant des conférences sur la maladie mentale à la grandeur du Canada. Mes salles sont toujours pleines. On m'écoute, on me consulte et je sens que je contribue positivement à la société.»

Divorcée de l'homme d'affaires Fried Kemper avec qui elle a eu deux enfants, Margaret a aujourd'hui quatre petits-enfants, trois grands fils et une seule fille, Alicia. C'est à Alicia et à toutes les filles dont la mère est aux prises avec une maladie mentale qu'elle a dédié son livre. Pourquoi? «Parce que la maladie mentale des femmes est différente de celle des hommes. Quand j'ai perdu mon fils Michel et que je pouvais à peine respirer, puis deux ans plus tard quand, Pierre est mort, il a fallu que je rassemble toutes mes énergies pour me soigner. Alicia n'avait que 9 ans et pendant trois années complètes, elle m'a perdue. Par la suite, elle m'a accompagnée sans me juger dans mes premiers pas vers un certain équilibre.»

Sa santé mentale, dit-elle, lui est revenue le jour où elle a accepté sa bipolarité et où elle a cessé d'être accro à ses phases d'euphorie maniaque. En 2001, en se retrouvant à l'air libre après un internement de deux mois et demi, elle a changé son alimentation, cessé de fumer de la mari, s'est mise au jogging et au yoga, ponctuant le tout d'une médication légère et occasionnelle. «Plus jeune, je voulais être utile. J'étais loin de me douter que cette utilité s'actualiserait un jour grâce à la maladie mentale. L'important pour moi aujourd'hui, c'est que je serve aux autres et non plus qu'ils se servent de moi.»

Célèbre au moment où la culture de la célébrité se mettait en place, Margaret Trudeau aura connu 15 longues minutes de gloire. Mais contrairement à bien de ses compagnons d'infortune, elle a survécu. C'est en soi un exploit.

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Margaret Trudeau sera au Salon du livre (stand Flammarion Québec) le samedi 20 novembre, de 15 h à 16 h 30, et le dimanche 21 novembre, de 14 h à 15 h 30.

Photo: Alain Roberge, La Presse

Margaret Trudeau

Extraits du livre

«J'étais seule, sans  travail, mariée à un homme froid, rationnel, doté d'une discipline de fer et suffisamment âgé pour être mon père - un homme qui s'attendait à ce que je lui fasse des enfants et le distraie.»

«Ce contrôle a atteint l'absurde quand il m'a informée que nous pourrions faire l'amour le week-end et, au besoin, le mardi, mais pas le mercredi, jour où il devait préparer sa réunion au cabinet.»

«Le 24 Sussex devenait rapidement une prison - le plus beau fleuron du système carcéral canadien - dont j'étais l'unique prisonnière.»

«La femme du premier ministre ayant une histoire d'amour avec un sénateur américain. Mais qu'est-ce qui m'était passé par la tête? On pourrait dire la même chose de Ted Kennedy: à quoi pensait-il?»

«Je suis devenue une cover-girl, une star avant que la culture des stars n'existe, célèbre uniquement en raison de mon comportement scandaleux.»

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Margaret Trudeau. En libre équilibre. Flammarion