Lire ne nous console pas, ne nous rend pas meilleur, ne nous libère pas. En fait, la littérature ne sert à rien, estime l'écrivain et éditeur Charles Dantzig. Pourquoi lire, alors ? C'est la question qui orne son dernier essai, rempli de lumineuses et provocantes réponses. Car en affirmant que la littérature ne sert à rien, «c'est une manière paradoxale de dire qu'elle sert à tout «, résumet-il. Entrevue avec un littéraire radical.

Il est l'éditeur français de Dany Laferrière et, tout récemment, de Victor-Lévy Beaulieu, tous deux publiés chez Grasset. Il nous a ravis avec son Dictionnaire égoïste de la littérature française et son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. Nous l'avons rencontré en septembre, alors qu'il était de passage avec un petit groupe de journalistes français venus voir VLB dans sa tanière pour la sortie de Bibi dans L'Hexagone - et qui est toujours en lice pour le prix Décembre. «J'aime son ambition, son excès aussi. Moi qui n'aime pas beaucoup les livres raisonnables, je suis servi.»

Charles Dantzig se présente vêtu d'un t-shirt imitant les logos de la NBA, sauf qu'on y lit «Oscar Wilde All-Stars». L'éditeur ne se gêne pas pour afficher ses couleurs: ce sont celles de la littérature. De la grande littérature, comme sont grands les joueurs de basketball. C'est un parti pris qu'il défend depuis longtemps, et il ne déroge pas à cette conviction dans son dernier essai, Pourquoi lire?. «Je suis pour qu'on lise des choses littéraires, difficiles et compliquées», lance-t-il en riant, mais il est sérieux.

Tout le monde peut vouloir écrire et publier, mais c'est le rôle de l'éditeur de défendre la qualité, croit-il. Sauf qu'il y a toujours ce 15e éditeur qui accepte ce que les 14 autres ont refusé. Il donne l'exemple de Stephenie Meyer, auteure de la populaire série Twilight. «Ce sont pour moi des livres illisibles, dit-il. Prodigieusement mauvais. Des livres de vampires qui sont écrits avec du navet, pas avec du sang. Son manuscrit a été refusé par beaucoup d'éditeurs, mais il y en a un qui a eu un flair de mauvais goût, il a touché le pactole et corrompu le goût de millions de gens.»

Charles Dantzig s'insurge contre l'idée même de la littérature jeunesse, ayant été insulté dans la sienne quand on lui en a proposé. «Quelle est cette idée que la jeunesse est une classe vaguement inférieure, plus ou moins critique, pour laquelle il faudrait écrire un certain type de livre? Pour moi, c'est de l'apartheid. La jeunesse, ça n'existe pas, c'est un état d'esprit.»

Comment expliquer alors que les adultes lisent en masse les grands succès de la littérature jeunesse? «Je pense qu'il y a un phénomène «d'adolescentisation» des adultes. Cela vient peut-être du fait qu'on entre dans la vie adulte de plus en plus tard, donc intellectuellement aussi. On se met à lire à 30 ans des livres qu'on lisait plutôt à 14 ans. C'est la même chose au cinéma. Où sont les films pour adultes? On se bat pour en trouver, tout est Avatar et subtilités pareilles. Des gens qui n'hésitent pas à faire des efforts physiques pouvant leur coûter des crises cardiaques répugnent à faire des efforts du côté artistique. C'est une forme de mépris.»

Défense du grand lecteur

Charles Dantzig réagit vivement à l'éternel débat, dans le monde culturel, entourant la notion d'élitisme, le plus souvent perçue négativement. «Qu'est-ce que c'est que cette histoire? s'exclame-t-il. Pourquoi est-ce un mot monstrueux? Il faut être élitiste. Moi, je suis élitiste pour tout le monde. C'est un mot inventé par le mercantilisme pour cesser de perdre de l'argent à produire des choses rares, belles et compliquées. L'élitisme, c'est bien, tout le monde devrait viser à être une élite pour soi. Ça m'indigne vraiment!»

Selon lui, la littérature survit grâce à cette personne rare et étrange: le grand lecteur. Celui qui dévore la littérature, animé d'une grande exigence. «Le lecteur, même s'il a 98 ans, qu'il est borgne et sans dents, est un prince charmant. Parce que c'est lui qui réveille le livre. Un livre seul, c'est un caillou. La littérature n'existe que par la rencontre entre le recueillement du lecteur et la pensée de l'auteur qui était enfermée dans le livre.»

La lecture, pratiquée à haute intensité, demeure tout de même une activité bizarre dans notre monde, qui suscite même l'hostilité, pense Charles Dantzig. «Toute société est pratique et utilitariste, quelle que soit l'époque et le milieu. La lecture, le geste même de la lecture, est un acte qui nous extrait de tout ce qui nous entoure, une espèce de révérence devant les choses de l'existence. Quand je dis que la lecture ne sert à rien, c'est une manière paradoxale de dire qu'elle sert à tout.»

«J'ai tendance à penser que les grands lecteurs ont un problème avec la vie, ajoute-t-il. Un grand lecteur, c'est un monstre. Nous ne sommes pas des gens normaux, et je ne dis pas cela par vantardise. Qu'est-ce qui fait qu'on passe notre vie à lire et à considérer que c'est important, alors que d'autres s'en foutent et réussissent très bien dans la vie? Pendant ce temps là, il y a des gens qui font des choses sérieuses, qui deviennent premier ministre, capitaines d'industrie, qui envahissent l'Irak. Nous, les lecteurs, on n'est pas sérieux. Le miracle, c'est qu'on soit toujours en vie!»

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Pourquoi lire? Charles Dantzig. Grasset, 238 pages.