D'un point de vue purement technologique, 2010 aura été une grande année pour le livre. L'année de l'iPad, l'année où Amazon nous a inondés de chiffres de ventes spectaculaires pour le Kindle. Où, pour la première fois, une masse critique d'éditeurs québécois ont mis en vente des fichiers numériques. Où les médias n'ont semblé parler du livre que pour se demander s'il avait un avenir post-papier.

Ce n'est certainement pas pour rien si le Salon du livre de Montréal 2010 a pour thème Livre ouvert sur le XXIe siècle, les enjeux de notre société: cette année, on aura eu l'impression que le livre est entré dans une nouvelle ère.

Avec pour résultat que, dans les bureaux des éditeurs et des libraires, dans les conférences et sur l'internet, le monde du livre a passé les 12 derniers mois à discuter métadonnées, prix de vente numérique, «langage extensible de balisage» et autres trucs sexy du genre. Des questions fondamentales, bien sûr, parce que la seule chose dont on est sûr à ce moment-ci, c'est que tout ça n'est que le début. Et le début de quelque chose de potentiellement très excitant, c'est évident.

C'est pourtant une certaine crainte qui m'habite, à l'aube de cet avenir fantastique. Crainte pour le livre, mais pour nous, surtout. Ce qui s'annonce, il me semble, ce sont deux tendances en particulier: le livre «connecté» et le livre «à valeur ajoutée». Au cours des mois et années à venir, on va beaucoup essayer de nous convaincre que le livre, pour être de son temps, doit aussi être «social»: s'intégrer à Facebook et compagnie, nous permettre d'échanger nos passages préférés avec parents et amis, d'engager des «conversations» avec les autres lecteurs. Autrement dit, sortir le livre de la sphère personnelle pour le partager avec nos «communautés». En même temps, on nous offrira aussi de plus en plus de livres où le texte devra partager notre attention avec du contenu multimédia, des sons, de la vidéo, des mots qui se mettent à vibrer ou à changer de couleur quand on passe notre doigt dessus. Cette transition est déjà amorcée et on n'a encore rien vu.

Ce qui est donc appelé à disparaître, si nous nous laissons porter par le courant des nouveautés techno-commerciales à venir, c'est la notion du livre comme espace de solitude, d'immersion, de réflexion intérieure. Un endroit où les bruits du monde sont coupés ou, à tout le moins, atténués. Le livre du XXIe siècle, si nous embarquons dans ce qu'auront à nous vendre les développeurs d'applications et de gadgets, sera un terrain de jeu rempli de bidules divertissants et de gens avec qui discuter et flirter, une tribune de plus pour mettre en valeur les plus beaux aspects de notre personnalité hypermoderne. Avec tout ce que cela implique de distractions inutiles, de jasette superficielle, de narcissisme toujours à on. Et, sans surprise, il y a aussi beaucoup de gens très brillants qui réfléchissent en ce moment à la meilleure façon d'incorporer la publicité aux livres...

Il me semble pourtant que ce dont nous avons besoin, en ce début de siècle tourbillonnant, c'est au contraire du livre en tant qu'espace de silence, d'approfondissement des idées et des émotions. Plus que jamais, nous avons besoin du livre comme d'une bouée de sauvetage dans la mer du divertissement léger et pétillant auquel ont décidé de se vouer les médias.

Alors: oui à un livre ouvert sur le XXIe siècle, sa réalité, ses enjeux, sa beauté et sa laideur, ses avancées technologiques. Oui à un livre qui se lit sur les supports et outils de notre choix. Oui à un livre «cherchable, googlable, copier-collable». Mais méfions-nous d'un livre qui, pour se rendre «moderne» et séduisant, tournerait le dos à ce qui fait sa force: sa capacité à monopoliser notre attention tout entière. Ce sera à nous, lecteurs, de préserver cet espace pour le livre et, du même coup, une partie de notre santé mentale, intellectuelle, culturelle. Si nous laissons le livre devenir un gadget ou un long tweet, si nous nous mettons à lire comme nous travaillons ou regardons maintenant la télévision (en faisant quatre choses en même temps, prenant nos courriels aux 30 secondes, «sextant» un partenaire potentiel, cherchant la valeur nutritive du quinoa sur Wikipédia), le livre n'y aura rien gagné et nous y aurons tous perdu.

Comme à chaque année, profitons donc du Salon du livre pour célébrer le livre. Mais ayons peut-être aussi une petite pensée pour la place et la forme que nous lui souhaitons, dans ce XXIe siècle encore tout neuf...

Nicolas Langelier est auteur et journaliste. Il est aussi conseiller pour l'environnement numérique aux éditions du Boréal. Son premier roman, Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles, est paru plus tôt cet automne.