Verte comme la menthe crépue, l'herbe du cimetière de Rasinari, droite et humide, étarque ses pointes au ciel, crispant toute sa volonté vers l'astre du jour, point d'or dans le vide du ciel chauffant l'enclave de l'éveil du village, sphère au-dessus du lopin mangeur de morts.

Depuis plusieurs mois, la phrase faisait la sieste dans son carnet, qui la berçait en s'enroulant sur lui-même dans la poche intérieure de mon manteau. Elle attendait une lucarne dans le village autour du cimetière, au milieu des ratures. En sortant de temps en temps du sommeil, patiente. Dans le taxi qui la ramène au village de bergers et de bûcherons dans le ventre des Carpates, elle espère, somnolente.

Le chauffeur de taxi n'en démord pas, et s'acharne à nous expliquer, aussi agressivement qu'il conduit, qu'il n'y a rien à voir en Roumanie rurale.

«Les paysans sont bornés! Idiots! Ils ne comprennent rien à l'argent, rien! Ils n'évoluent pas, ils veulent rester pauvres!»

Il ne comprend pas, à en postillonner, tous ces voyageurs qui veulent aller voir les villages délabrés où les poules, les vaches et les cochons partagent la rue avec les illettrés. Il se demande ce que les touristes vont y foutre quand les villes sont en essor, quand Sibiu, où nous l'avons hélé, a subi une remise à neuf de ses façades un peu érodées par le communisme et le changement qui ne venait pas.

La rupture entre la ville et la campagne est titanesque. Si à Sibiu, comme à Cluj, s'agite une course effrénée vers les marques, les cafés branchés et le luxe ostentatoire, il n'y a qu'à faire dix kilomètres pour dégringoler dans le temps. Loin derrière.

Avec la phrase et moi dans le taxi, il y a Anna, la photographe. Une Roumaine dont les parents se sont exilés à Paris dans les années les plus sombres du communisme, celles de la mort, du froid, de la délation, de la rumeur. Elle est revenue pour se consacrer à figer, par la lucarne de son appareil photo, le temps.

Nous approchons du village. Le froid et la neige poisseuse de décembre enserrent les molécules. Revenir à Rasinari...

Revenir à Rasinari pour la phrase, et pour chercher encore, vingt ans après la violente chute de Ceaucescu dans un grand éclat de violence médiatisée, quel regard poser sur cet étrange pays en miettes, en tons de gris, où naquit Emil Cioran.

*

Au tout début, j'étais entré à Rasinari par la lucarne d'une bibliothèque. Au détour d'un immense rayon, qui menaçait de m'écraser du poids de son insaisissable densité, de ses charpentes violentes tirant mon ignorance jusqu'au plafond, de cette verticalité pleine d'os et pleine de pages, j'étais tombé sur les fragments désespérés du philosophe roumain exilé à Paris. Chez lui, tout ce qui touchait l'histoire avait la résonnance mortifère du destin des Balkans. Celui qui avait raison, c'était le paysan roumain qui se savait écrasé par le destin, résigné.

Mais aussi, chez l'insomniaque qui regardait des heures entières par sa fenêtre le rien de la nuit en fumant des cigarettes et en remâchant l'impossibilité d'exister, de rares instants de clarté se cristallisaient. Dans les souvenirs de Rasinari, qu'il ne revit jamais après l'avoir quitté à l'âge de six ans. Les mirages du souvenir en faisant un éden lointain et diffus. Les lucarnes des bibliothèques ont parfois un pouvoir étrange, et je revenais à Rasinari à cause de lui. De cette terrible fatalité, ce terrible sens roumain du asta este. Asta este - ainsi sont les choses, ainsi est l'être. Il n'y a plus de pain, plus de chauffage, des corps gèlent dans les HLM horribles, asta este.

Deux décennies après la supposée révolution de 1989, je retrouvais le village et son intrigante résistance au poids de l'histoire, pour y écrire un reportage sur le paradis perdu que nous avions vendu à National Geographic Romania.

Le taxi nous dépose au centre du village, où nous attend Nicolaï à la taverne. Une vieille dame accourt dès qu'elle nous voit sortir de la voiture.

«Anna, Anna, bella Anna!

- Elena! J'ai tes photos, Elena! Tu es splendide!»

Un foulard marron auréole son visage. Ses yeux noirs brillent d'une lueur qui ahurit sachant les monstres de l'histoire qu'ils ont sans doute vus. Anna sort de son porte-document trois grandes photographies sur lesquelles on voit le souvenir de la beauté d'Elena. Le traitement noir et blanc et le filtre photoshop tempéré racontent tout de la puissance que fut sans doute sa beauté dans le village. Veuve d'un bûcheron battu à mort en prison où il purgeait une peine de huit ans de prison, pour avoir trafiqué huit kilos de viande, Elena consacre ses journées à trainer sa vache de pâture en pâture en traversant avec elle les rues du village. Elle embrasse Anna sur le front, la voix tremblotante au bord des larmes, crispant ses mains de joie, et emporte les précieuses photos serrées sur son coeur, laissant sa vache assise dans la rue.

Nous entrons dans la taverne, qui est mal chauffée rejoindre Nicolaï. Il hurle de joie et nous embrasse entre des accolades d'affection violentes, et nous tire deux chaises en un grand grincement qui monte sur les murs de bois glaciaux. Aux tables recouvertes de nappes rouges et blanches, des visages fatigués courbent la tête devant les alcools forts, la plupart seuls, attablés dans le mutisme et la solitude universelle des débits des dernières boissons des errances éthyliques. Nicolai est heureux, il a le visage balafré, mais tous ses traits sourient et tirent vers le haut.

Il faut rester bien emmitouflé, le débit n'est pas chauffé. Nous voyant trembloter, Nicolaï éclate de rire.

«Il fait froid, CALD, CALD! Il faut boire des calorifères, des calorifères!»

Il est onze heures, et ce n'est visiblement pas son premier calorifère. Déjà il titube en nous faisant une sixième accolade. Anna veut focaliser le reportage sur sa vie de paysan qui vit encore en autarcie avec trois fois rien, quelques poules, cochons, moutons gardés dans la cour arrière de la maison familiale.

Il est onze heures du matin. Le froid crispe le corps. Dans un coin la télévision projette des clips de chansons roumaines filmés avec un kitsh terrible. Nicolai commande des calorifères, des vodkas.

«Grande ou petite? Grand calorifère? Petit calorifère?»

La vodka est rance, imbuvable. Rhaaa, calarifer, calorifer am. Nous sommes au bout du monde, et par la lucarne de la taverne de Rasinari, les flocons sont poisseux, pleins de la mélancolie et du sens de la fatalité. L'histoire pèse en eux. Ils se liquéfient lentement sur la boue. Une charrette tirée par un cheval rachitique, bricolée. La lucarne est triste, la Roumanie est blême, et le sourire de Nicolai, qui a enfilé sa vodka sans broncher, donne envie de croire. Après une bonne rasade de la mauvaise vodka industrielle qui mord le palais, Nicolas expose son programme.

«Il y a plein de gens au village qui veulent qu'on les PHOTO. Je leur ai dit qu'ils pourraient avoir des images pour Noël. Ils ont besoin d'images, images! Ils n'en ont plus! PHOTO! MEMOIRE!».

Nous allons aller chez le ferreur, à qui Nicolai a laissé son cheval la veille.

La petite phrase, dans le cahier, se plaint. Elle commençait à voir un carreau. On va l'accuser de faire du folklore. Pourtant, il n'y a pas de folklore, il y a simplement un lieu hors du temps, hors même de la fatalité de l'histoire.

*

Nicolaï mène la marche dans le village. Nous remontons la rue Cioran. Un minuscule buste du philosophe, jeune, est posé sous la maison où il naquit. La rue porte le nom de son père, qui était pope, et non le sien. Certes, le pope fut sans doute fort embêté lorsque son fils publia à compte d'auteur des larmes et des saints, un ouvrage mêlant les tourments érotiques, la crise religieuse et l'adulation des saintes. Cela dut peu plaire à la foi orthodoxe vigoureuse des villageois. Au visage de Cioran jeune et iconoclaste, figé, on a arraché le nez.

En remontant un peu plus haut, vers le ruisseau qui traverse le village, dans une rue en pierre où dorment des carcasses de voitures, on arrive chez le forgeron, où Nicolaï doit reprendre son cheval. Dans l'atelier, la grosse enclume, les marteaux, la ferronnerie. Des chiens par dizaines courent et se battent pour des fragments d'os. Anna mitraille et fige encore le temps: le ferronnier en train de frapper sur l'enclume, les enfants qui gambadent le long de la rue du temps perdu, et surtout, la lucarne du forgeron sur l'Ailleurs - des posters du cinéma occidental des années quatre-vingt, déteints par l'eau, la poussière la lumière et le temps. Anna est en transe photographique.

La maison voisine est celle du boucher. Il observe la scène, de sa porte entrouverte. La photographie, les mises en scène de Nicolaï et du forgeron autour de la photographe. Ma main qui annote, un peu fébrile - par envie de sortir la phrase de sa sieste, le filon est là.

Le boucher me fait signe.

«Vous êtes touriste?

- Auteur. J'écris des portraits de Rasinari. Anna photographie. C'est pour une revue.

- Ahh... Bien, bien... Je croyais que vous étiez des inspecteurs de l'Union européenne. Ils sont dangereux. On a retrouvé la liberté de couper notre viande après le communisme. L'Union veut nous l'enlever encore. Ah ah ! Jamais fini la fatalité. ASTA ESTE! Vous n'êtes pas un inspecteur? Alors entrez donc boire un pic

Nous entrons dans une pièce polyvalente - elle est à la fois cuisine, abattoir, salle de découpage, comptoir de viande. Et aujourd'hui, fenêtre sur le monde: la télé trône au bout de la grande table inox pour découper la viande. Les crochets à carcasses de viande sont aussi des portemanteaux. Le boucher m'invite à y accrocher le mien et me sert une tsuica.

«Pourquoi Rasinari? Il y a tant de villages autour de Sibiu...

- Un peu à cause d'Emil Cioran. Il a vécu ici et nous trouvons que, pour les vingt ans de la révolution...

- JURON. Cioran! Ah, Emil Cioran! Le faux Roumain! Le traitre à sa famille! L'imbécile, le salaud de Paris qui a envoyé son frère en prison!

- En prison, son...

- AH, JURON! Écoute, je vais te dire. D'abord, Cioran, ce n'est pas un roumain, c'est un parisien. Il est revenu une seule fois à Rasinari, une seule fois. Il a rencontré un pauvre laboureur qui était soul parce qu'il avait perdu sa femme. Et il a dit, haut et fort, comme un salaud, que ce village était un village d'ivrognes et qu'il le répudiait à jamais. Tout le monde sait ça. Il a répudié sa famille, il a craché sur son village. Et pendant qu'on mourait de faim, il n'a jamais envoyé un seul sou de Paris. Pas un sou. Sa famille a vendu la maison. Sa soeur est allée au camp de travail.

- Il était pauvre, à Paris...

- HAHA JURON pauvre à Paris, pauvre à Paris. Il écrivait des livres de débile. Ici, il y avait Constantin Nocia. Un vrai philosophe. Beaucoup plus intelligent que lui, beaucoup plus. Il est resté. Il était enfermé dans une cabane. La Securitate ne voulait pas qu'il parle aux jeunes... Mais il est resté Roumain. Roumain! Enfermé dans sa cabane, mais roumain! Tout ce que Cioran écrivait, c'était des livres de lâche, beaucoup moins intelligents que ceux de Nocia. Et qui ont envoyé son frère en prison. Dix ans.

- Son frère... Pour...

- Son frère Aurel en prison parce que tu ne peux pas quitter la Roumanie après avoir été dans la garde de fer et écrire des stupidités sans aider ton pays. C'est un lâche, un traitre, et un mauvais philosophe. Écris ça dans ton carnet, écris ça. Écris!»

Je souris et j'ouvre le carnet, brusquant un peu la sieste de la phrase douce du cimetière, qui se demande ce qui se passe.

«Les enfants de Rasinari ont arraché le nez de sa statue devant la vieille maison de sa famille. C'est tout ce qu'il mérite. Moi si je passe devant, je crache sur le nez arraché. Il n'est pas du village, il est parti d'ici à six ans. Il n'est pas du pays. Voilà. Et puis... Et puis... »

Anna me sauve en entrant dans la pièce avec sa mitraillette à plomber le temps à l'argentique. Ce qui enivre le boucher et le fait crier pour que sa famille descende. Et il fait la pause autour de ses crochets, se parant de cuissots géants, avec sa femme et sa progéniture.

Nicolai n'aime pas que l'on détourne tant l'attention de lui. Jaloux du boucher sous les feux de la rampe, il nous rappelle à l'ordre. Calorifères, allons aux CALORIFÈRES. La neige devient mouillante et nous redescendons vers la taverne. Le ciel est grisâtre et les mythologies s'effritent dans un village qui devient noir et blanc.

*

Sous nos pieds, la neige collante croasse. Les calèches surchargées de foin, les bestiaux, les vieilles Dacia font un vieux Super 8. La nuit tombe et les lucarnes se couvrent d'amas de neige épais. Nicolai nous invite à manger chez lui.

Sa maison, à trois rues de la taverne, est fatiguée. Sa fille, une jolie adolescente de dix-sept ans a cuit des mici, petites saucisses de boeuf haché, qu'elle sert accompagnées de moutarde jaune et d'une grande carafe de vin blanc maison aux effluves de vinaigre et de mélasse. Les photos qu'Anna a prises au cours des dernières semaines sont affichées sur le mur de la cuisine, près des vieux portraits de famille. Nicolaï saignant un cochon dans la rue. Nicolaï portant une pelisse. Nicolaï enfilant de la vodka dans la taverne sous le regard étonné d'un enfant. Au bout de la cuisine, un petit salon étroit, la seule autre pièce habitable, chaleur du poêle oblige, avec le salon où deux lits sont dépliés. Tendus sur un fil, les sous-vêtements vert fluorescent de sa fille sèchent et détonnent, anachronisme violent et émoustillant dans le clair-obscur et le pittoresque. Il y a un deuxième étage, inhabité, car trop cher à chauffer. Nicolaï me propose de le visiter, il est fier de la grandeur de la maison familiale qu'il compte un jour habiter en entier.

Avant d'y monter, je demande les toilettes. La jeune fille me conduit dans la cour - une latrine extérieure, près de l'enclos des cochons. L'instant est immense, le pas, de la bibliothèque du temps retrouvé de Cioran au trou dans le sol entouré de quatre planches bancales, est une expérience anagogique. Je fige devant le trou. Je souffle de la buée. La lenteur est partout, l'être est lenteur. La buée monte en deux filets - de mon souffle et de mon urine. Courtoisie et hospitalité roumaines obligent, la jeune fille attend discrètement au milieu de la cour, une lanterne à la main, en faisant tournoyer son pied dans la neige, je l'entends. Je ne suis pas au bout du monde, non; je suis au bout du temps. Les buées s'entrelacent, l'urine crépite sur la glace.

Sous le dôme invisible de la fatalité de l'histoire, je pisse au bout du temps.

*

Au deuxième étage de la maison, c'est le fouillis d'un grenier, le fouillis de tous les objets qui ont connu le gouffre de l'histoire. Vieux vêtements, amas de laine, clous et outils, énormes vases, lanières d'harnais de chevaux desséchées, roues de charrettes brisées s'amoncellent en un tas d'années et de désespoir. Je fige devant deux vieilles lucarnes mortes : un vieux téléviseur datant probablement des années soixante et un autre d'une vingtaine d'années. Meubles mastodontes qui furent le seul faisceau pour sortir du village et voir Ceaucescu crever sous les balles, dans cette mise en scène morbide qui pétrifia les Roumains.

Dans quelle lucarne vit-on cette mise en scène sanglante, et orchestrée, d'une révolution de palais? Le corps du couple maudit, après une mise en scène de fumée, une pétarade évoquant comme dans une série B médiocre l'exécution qui n'exista pas, du moins sous la forme de la betamax que l'Occident médiatisa?

Elle fut pourtant, la scène sanglante, mais il faut l'imaginer. On lie les mains du couple tyran, après un procès bidon tenu autour de tables d'écoliers usées. Des harangues, des protestations vaines. Les Ceaucescu qu'on attache. On les bat. On les torture. On leur crache au visage. On tue Elena sous les yeux du Conducator, qu'on continue à battre, à torturer à mépriser pendant encore des heures. Au bout de ses contusions, on lui fout aussi une balle dans la tête. Puis on filme l'exécution fictive de leurs cadavres. Qu'on laisse pourrir le temps de tirer cinq jours durant sur la foule qui croit que ce sont des terroristes du couple maudit qui leur tirent encore dessus. Ensuite, on diffuse la vidéo de la fusillade le soir de Noël, pour bien attacher à la culpabilité de la fausse révolution l'inconscient collectif des Roumains, qui portera la honte d'un tyrannicide le jour de Noël.

«Tu veux m'acheter une télévision?» Je sursaute, j'étais dans ma tête.

«Dans quelle télévision il est mort, Ceaucescu?» Nicolaï éclate de rire.

«Dans celle-là.

- Dans celle-là que... Ploum ploum ploum?

- NU, NU. Pas ploum ploum ploum. NU. Tagadagadagadagadagadac. GADACGADAC. HAHAHAHA!»

Me pointant le récepteur beaucoup plus ancien, il ajoute:

«Et dans celle-là, il y avait des défilés qui disaient qu'il était le génie des Carpates, le Danube de la pensée, le conducteur du peuple. Nous, on n'avait pas de viande, pas de pain, pas de chauffage, et il racontait cela, haha, il racontait que le peuple était heureux, à l'usine, et que sa diète était scientifique. HAHAHAHA! Diète scientifique».

Nicolet rit, rit. Il est monté avec sa bouteille de vodka et son verre. Il le remplit, et voyant que je n'en ai pas, me donne la bouteille.

«Dans le village, ce n'était pas comme en ville. Les gens de la ville nous haïssent, parce qu'on savait survivre. On savait cacher la viande. On savait cacher des parties des récoltes. Ceux qui partaient à l'usine, à l'appartement, c'est eux qui étaient foutus. Même si il y en a qui se faisaient prendre, on vendait la viande au noir.

- Et après la Révolution? C'est mieux?

- Ha ha ha! Maintenant, plus de noir, plus d'argent. Magasins pleins, poches vides. Chauffage cher, pas de chauffage. Aux élections, je n'ai pas voté. C'est tous les voleurs qui étaient avec Ceaucescu. Ils volent les gens dans les villes. Ils veulent nous voler aussi, mais ils ne nous voleront pas

- Pourquoi?

- Ils ne peuvent pas. Pas plus que Ceaucescu! Voleurs, NOROC! Ils veulent nous voler avec l'Europe, comme Ceaucescu nous a volés. Volés, égorgés, tués, pillés, voilà, mon ami, voilà la Roumanie. Volés, égorgés, écrasés, saccagés... et assoiffés. NOROC! L'important c'est le repas de ce soir. NOROC ! Le reste, ça se termine au cimetière, avec ou sans Ceaucescu! AU CIMETIÈRE!»

Bing! Nicolaï frappe son verre, encore, contre la bouteille que je tiens à la main. J'enfile une gorgée. La vodka brûle. J'ai enflammé son lien à l'histoire. Nous redescendons au salon et à la chaleur des céramiques de son poêle. A la chaleur de sa vodka, aux saucisses et à la moutarde.

Le gras couleur rouille du jus de cuisson coule en minuscule filament au fond de mon assiette jaune, devenue un peloton d'exécution de pacotille. Je pique mon cure-dent dans le corps d'un des tyrans sacrifié dans l'écran pour légitimer dans le sang un coup de dé de la perestroïka. «Mange, mange les mitch! Mange ! Maison, les saucisses, maison!»

Je lève mes yeux de la cour martiale de guignols jusqu'à la fenêtre où la neige frappe encore. La mitch est chaude et bien poivrée. Je la pousse d'une lapée de vokda glacée et le pantin de l'histoire imaginaire se dissout dans l'oubli de mon oesophage, songeant que d'aucuns envisagent l'histoire assis dans les universités.

*

Quand nous sortons de chez Nicolai, ivres, prendre un taxi pour le retour, la neige tombe encore - et l'histoire se poursuit, l'histoire se poursuit, inéluctable, toute petite, sans les Grands Soirs. La voiture avance le long de la rue principale du village, les flocons heurtent le pare-brise en un long tunnel de fracassement perpétuel. Le village dort, Nicolaï a été bordé saoul par la jeune fille, la neige borde les lucarnes de draps blancs et chaleureux.

Par une route où l'hiver s'assombrit, longeant une pinède sombre, nous quittons le lieu clos de la campagne, où la joie se lit sur tous les visages malgré l'histoire qui écrase, pour entrer dans la tristesse des néons et des publicités de la ville, qui tentent de masquer les usines désaffectées et les HLM gris à la géométrie accablante. Les mensonges d'un capitalisme aux mains des artisans de l'assassinat des Ceaucescu maquillent le passé d'artifices publicitaires violents. Les Nike et les Renault ont été collés sur les peintures du génie des Carpates, tout aussi mégalomanes, sans ni plus ni moins de possibles. Sur les ruines des chantiers abandonnés d'une des dernières folies du Conducator (des cafétérias géantes, où tout le monde mangerait pour retirer les cuisines des minuscules taudis, forçant ainsi la collectivisation du moment intime du repas), on a construit des Carrefour, temples du discount où les Roumains font la file pour acheter à crédit. À tous les coins de rue, des cabanons à peine chauffés accueillent à renfort de néons brûlants l'espoir, remplis de vidéo pokers et de roulettes électroniques entre lesquels l'eau de la neige s'introduit et fond sur le sol de béton.

L'hiver est obscur et sale, la Roumanie urbaine est la patrie de la tristesse. Quand au village les visages rayonnaient dans le Rien, ils n'affichent ici que la méfiance et l'accablement.

J'entends comme une musique tzigane les mots de Nicolaï, le reste, ça se termine au cimetière, avec ou sans Ceaucescu. Au cimetière où l'herbe étarque ses pointes au ciel... Et la phrase du carnet, au milieu des mensonges de l'histoire, se faufile hors des ratures et tisse des mots qui s'enlacent en blocs, esquissant la beauté; la beauté de savoir conter la laideur du monde.