Le 8 mai, cela fera exactement 10 ans que Dédé Fortin s'est suicidé. Un communiqué de la Fondation Dédé Fortin, qui organise un spectacle bénéfice pour l'occasion, me rappelle ce triste anniversaire. Et moi, je pense tout à coup à Carlo Michelstaedter.

Je n'aurais jamais su qui est ce Carlo Michelstaedter, si je n'étais tombée sur ce petit essai de Jacques Beaudry, un de nos penseurs particulièrement intéressé par les écrivains suicidés, et qui nous a donné en 2008 La fatigue d'être sur Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau et Hubert Aquin.

Selon Jacques Beaudry, Carlo Michelstaedter «était ce qu'il demeure: un jeune homme qui ignore que sa présence contribue à maintenir le monde dans l'existence». En 1910, à 23 ans, le jeune philosophe italien a mis le point final à son essai La persuasion et la rhétorique, et s'est tiré une balle dans la tête.

Il ne faut pas se fier à la couverture sobre du Tombeau de Carlo Michelstaedter de Jacques Beaudry (chez Liber), qui, déguisé en initiation à la pensée du philosophe, n'en est pas moins un pamphlet contre notre temps, auquel le suicide de Michelstaedter répond toujours. «La vraie caractéristique de la société moderne, écrit Beaudry, est non pas sa cruauté, son insécurité, mais son acharnement à voir à ce que la douleur n'ait aucune profondeur. En versant de grands seaux d'eau froide sur les axes brûlants de nos cervelles, elle la fait se dissiper illico en malheureuses vapeurs.» Le tombeau de Carlo Michelstaedter, c'est «Nous», pour qui «être civilisé, c'est être captivé par les courbes boursières et indifférent à celle que trace en l'air la jambe arrachée du corps qui éclate sur un terrain miné».

Beaudry est un essayiste-écrivain à la méthodologie plutôt originale, qui nous plonge au coeur d'une pensée ininterrompue et poétique. Surtout, il n'est ni pour ni contre le suicide, il le pense. Alors que penser de celui qui s'enlève la vie? «Pour juger des actes de cet individu, écrit-il, il est nécessaire non pas de penser à l'état apparent des choses au moment où il a agi, mais à sa conviction au moment de l'action.»

Pour Beaudry, et Michelstaedter, le progrès, qui tue entre autres la diversité du vivant, est «un progrès vers toujours plus de douleur». «Nos cervelles rassasiées de violences et de mensonges se sont accommodées d'un monde triomphalement meurtrier où l'amour de la vie sert de couverture à une force brutale qui la nie.»

Mort d'un poète

Sur le site de l'organisme zerosuicide.org, ce slogan: «Le suicide est une solution permanente à un problème temporaire.» Dans cette affirmation, j'aimerais bien que l'on m'explique ce qu'est au juste ce «problème temporaire». Le mal de vivre est-il un «problème temporaire»? Trouver parfois, dans certaines douleurs aiguës, que ce monde n'a aucun sens, se sentir mort de son vivant, relève-t-il toujours de la maladie mentale? Certaines souffrances ne sont malheureusement pas temporaires, et le nier pour combattre le suicide ne fait que les aggraver.

Je connais au contraire beaucoup de gens pour qui l'idée du suicide fut une solution temporaire à un problème permanent. Celui du sens de la vie, et de la mort inévitable qui peut rendre tout absurde. De la douleur intime qui s'agrippe comme une teigne et qui suce tout notre sang. Beaucoup de philosophes sont morts de vieillesse avec cette béquille mentale qu'est l'idée du suicide. D'autres ne résistent pas à l'appel. Pendant que j'écris ces lignes, j'apprends que le poète Robert J. Mailhot s'est enlevé la vie cette semaine. On montre du doigt la critique négative de son dernier recueil, Motel Éternité, parue dans Le Devoir. La peur, l'incompréhension et la douleur poussent les gens à des conclusions simplistes pour retrouver un semblant de paix de l'esprit. Robert J. Mailhot, chirurgien vasculaire et poète, personnage original de Trois-Rivières que tous connaissaient, a perdu l'an dernier ses parents de la plus tragique manière; le père, diminué par la maladie, a préféré se tuer en emportant sa femme avec lui. Et même devant pareille tragédie, on ne peut totalement expliquer en quoi consiste la décision d'en finir avec la vie, là où d'autres choisissent de continuer.

On le dit et on le répète: au Québec, notre taux de suicide bat des records. On exige des actions, mais on s'interroge très peu sur le pourquoi d'une telle popularité dans cette façon de s'en aller. Sauf chez les artistes - vocation plutôt dangereuse chez nous, non pas parce que la liberté d'expression y est menacée de mort, mais de néantisation, dans une société qui compte, ne l'oublions pas, 49 % d'analphabètes plus ou moins fonctionnels. Denys Arcand, dans une récente entrevue avec Stéphan Bureau, a parlé de ses amis suicidés (Jutra, Aquin, etc.) avec inquiétude, craignant d'être lui-même à risque. Qu'est-ce qui est à l'oeuvre, au juste, derrière toutes ces disparitions volontaires? De quoi est fait le désespoir né dans le confort et l'indifférence?

Sommes-nous le tombeau de Dédé Fortin, Nelly Arcan, Hubert Aquin, Huguette Gaulin, Claude Gauvreau...?