Le petit milieu des techniciens qui travaillent dans le domaine des arts de la scène a été secoué par de nombreux suicides depuis deux ans. Et les musiciens ne sont pas épargnés. La Presse en parle avec des proches de victimes, des experts en santé mentale et des gens du milieu qui cherchent une sortie de crise.

« Chaque fois que je voyais apparaître un carré noir sur le profil d’un ami Facebook, je me disais : “OK, c’est qui, esti ?” »

Au bout du fil, Jean-François Brouillard, chef électrique du Palace de Granby, raconte avoir perdu au moins 12 collègues techniciens qu’il connaissait « personnellement » depuis le début de la pandémie.

Cette autre « vague meurtrière », impossible à chiffrer avec précision, frappe à l’ombre des statistiques officielles sur la COVID-19.

« Ça fait 28 ans que je fais ce métier-là, dit l’ancien travailleur autonome. Des suicides, de mémoire, je pense ne jamais en avoir vu avant. Dans les deux dernières années, il y a eu une hécatombe, ce n’est pas compliqué. »

Le 8 septembre dernier, Bruno Archambault, éclairagiste aimé de tous, s’est enlevé la vie sur son lieu de travail, place des Festivals, au premier jour des Francos. Il avait 39 ans, deux enfants et une femme, Valérie Beaumier.

« Je pense qu’il s’est senti abandonné par son métier », dit-elle cinq mois plus tard, sans croire que son mari « ait réfléchi à un message ». « C’est un métier qui, à la base, est mal encadré par rapport au soutien psychologique. La pandémie n’a pas aidé. »

PHOTO CATHERINE MARTEL, FOURNIE PAR VALÉRIE BEAUMIER

Valérie Beaumier et Bruno Archambault à leur mariage, en 2018

Confiné à la maison au gré des vagues de COVID-19, l’éclairagiste s’est mis à broyer du noir. Il a lui-même été confronté à la perte successive de collègues par suicide, raconte Mme Beaumier. « Il était vraiment très, très touché chaque fois que ça arrivait. Il était touché en général, plus que les autres, par ce qui pouvait arriver dans le monde. Il se souciait vraiment des gens autour de lui. »

Bien que chaque drame soit unique et lié à de nombreux facteurs, la situation est inédite. Et alarmante.

Environ un travailleur sur cinq (21 %) dans l’industrie de la musique a déclaré avoir des idéations suicidaires depuis le début de la crise sanitaire, selon les données préliminaires d’une étude menée par l’étudiant David Lavergne – chanteur de Bears of Legend – et supervisée par Dany Lussier-Desrochers. Du nombre, 7 % ont eu ces pensées « souvent », contre 5 % avant l’instauration des mesures sanitaires, en mars 2020.

PHOTO FOURNIE PAR DANY LUSSIER-DESROCHERS

Dany Lussier-Desrochers, professeur au département de psychoéducation de l'UQTR

Les symptômes d’anxiété et de dépression ont aussi été « exacerbés ». « Ça ressort assez fort statistiquement, explique M. Lussier-Desrochers, professeur au département de psychoéducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Déjà, les enquêtes initiales nous disaient que ça n’allait pas bien. »

À l’hiver 2021, quelque 250 répondants ont été invités à comparer leur état mental avant et pendant la crise de la COVID-19. La liste des difficultés psychosociales amplifiées par le contexte sanitaire est longue : soucis financiers, inquiétudes face à l’avenir, envie de changer de métier, sensation de déprime, diminution de l’estime de soi, crises de panique, consommation de drogue et d’alcool, etc.

Les techniciens de scène vivent cette détresse loin des grands titres et des conférences de presse.

Beaucoup de gens se sont sentis abandonnés par la société. C’est comme si on se foutait de nous autres, comme si on n’existait pas. On travaille dans l’ombre, mais on a de l’importance. Sans techniciens, il n’y a pas de shows.

Jean-François Brouillard, chef électrique du Palace de Granby

Pendant la crise de la COVID-19, Maxim Noël dit avoir perdu à jamais sept ou huit anciens collègues sur les 300 ou 400 personnes qu’il connaissait dans le milieu. « C’est complètement fou. En 11 ans, j’avais vu deux suicides. Dans les derniers qui sont partis, on était rendus à se dire : “C’est lequel, cette fois-ci ?” »

M. Noël, pour sa part, a déserté le métier d’éclairagiste avant de craquer. Son dernier spectacle a eu lieu le 13 mars 2020. « La pandémie m’a botté le cul. »

Les musiciens frappés

S’il est encore tôt pour brosser un portrait clair de cette « vague » de suicides déplorée par le milieu musical, il ne fait « aucun doute » pour Jean-François Lemieux que l’impossibilité pour les artistes et artisans d’exercer leur métier a occasionné une onde de détresse dans sa communauté.

« J’ai côtoyé des milliers de personnes dans le milieu de la musique, que ce soit des musiciens ou des techniciens, et je n’ai jamais vu ça de ma vie », souffle le musicien accompagnateur, au bout du fil. L’ancien bassiste de Jean Leloup et de Daniel Bélanger, qui compte près de 40 ans de métier, affirme connaître « une douzaine de personnes » qui ont mis fin à leurs jours dans les deux dernières années seulement.

Bien qu’il ait l’impression que « c’est encore plus difficile, dès le départ, pour les techniciens », il voit que les musiciens sont loin d’être épargnés par ce drame. Il en connaît au moins quatre qui se sont suicidés. « Des problèmes de santé mentale dans le milieu de la musique, il y en a toujours eu. Mais c’est sûr que ça s’est amplifié », ajoute M. Lemieux.

Lui-même a traversé des périodes sombres au cours de sa carrière, aux prises avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie. Il lance maintenant un appel pour que l’industrie de la musique « se responsabilise » et porte secours à ses artistes et artisans.

Valérie Beaumier, femme de Bruno Archambault, plaide aujourd’hui pour un meilleur accès aux ressources en santé mentale et une libération de la parole, chez les techniciens comme dans la population en général.

En ce moment, c’est tellement tabou d’avoir des idées noires. Les gens n’osent pas en parler. Ils gardent tout en dedans et on ne peut pas les aider. Il faut normaliser ce genre de choses. Sinon ça finit par exploser, et on ne sait jamais de quelle manière.

Valérie Beaumier, femme de Bruno Archambault

Quelques jours avant notre appel, le président de la Guilde des musiciens et des musiciennes du Québec, Luc Fortin, avait ajouté à sa photo de profil sur Facebook le filtre « Parler du suicide sauve des vies », thème de la Semaine de prévention du suicide, qui s’amorce dimanche.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Fortin, président de la Guilde des musiciens et des musiciennes du Québec

Bien qu’il connaisse lui-même quatre musiciens qui ont mis fin à leurs jours dans les deux dernières années, il hésite à parler de « vague » comme dans le cas des techniciens, faute de données officielles.

« On ne peut pas lier directement les suicides aux fermetures des salles, mais pour plusieurs, ç’a été la goutte qui a fait déborder le vase », note-t-il.

Les suicides ne sont pas classés par secteurs d’emploi, et chaque cas nécessite l’intervention d’un coroner. Le délai moyen pour la production d’un rapport d’enquête était de 10,4 mois en 2020-2021.

De son côté, Michel Cyr, du groupe punk The Bombs, qui travaille dans l’évènementiel, calcule qu’une quarantaine de personnes parmi ses connaissances ont mis fin à leurs jours depuis l’été 2020. Un nombre que La Presse n’a pas été en mesure de vérifier. Du lot, des techniciens, des musiciens, des accrocheurs (riggers), presque tous des travailleurs autonomes.

« J’ai 10 000 amis sur mes deux comptes Facebook : en huit ans, je n’ai jamais vu autant de personnes se suicider que dans la première année de la pandémie », raconte le guitariste, rencontré dans les Studios de Rouen, dans Hochelaga. « À un moment donné, on s’y attend. Il y en a un qui pratiquait ici qui s’est pendu… 45 ans. Il avait tout perdu. »

Parmi les musiciens, les scènes alternatives – punk, métal, psytrance, hard – ont été particulièrement éplorées. « Beaucoup de jeunes, surtout des régions, ont recréé une famille à Montréal dans les dernières années. Il y avait beaucoup d’entraide. Mais là, avec la COVID-19, les familles ont éclaté et tout le monde s’est dispersé, surtout dans la musique underground. Les suicides, c’est beaucoup des gens de ce milieu-là. »

Cesser de battre

Le batteur Stéphane « God » Gaudreau était tout aussi actif qu’adoré des scènes rock alternative et grand public. Il s’est suicidé en septembre 2020. « Il avait beaucoup de métier, ça faisait longtemps qu’il faisait ça et c’était au centre de sa vie, en fait », raconte Alex Artun, fondateur de la maison de disques Rosemarie Records, qui a collaboré avec Stéphane Gaudreau sur plusieurs projets.

Celui qui faisait partie de plusieurs groupes et a accompagné Jean Leloup, Anick Jean et plusieurs autres sur scène était « the life of the party ». « Stéphane était toujours au centre de l’action, toujours partant. Quand il était là, on savait que ça allait bien aller, témoigne M. Artun. Il aimait les gens et être en contact avec les gens. C’était le premier arrivé et le dernier parti. »

La pandémie a causé un « vide » dans la vie de Stéphane Gaudreau, comme pour tous ceux qui travaillent dans les arts de la scène. « On se nourrit beaucoup au contact des autres, dit Alex Artun. Ça nous a enlevé ces moments qui étaient de grandes sources de bonheur. Ce n’est pas un secret, les gens de ce milieu travaillent par passion et non pour les avantages financiers. Et quand cette passion est mise à l’épreuve, je pense que ça peut causer de la détresse chez bien du monde. »

Valérie Beaumier, elle, planche sur un projet littéraire où elle racontera son histoire et celle de son mari, Bruno Archambault. Un « homme lumineux », dit-elle, en soulignant la concordance avec son métier d’éclairagiste. Cette lumière, pour longtemps, continuera de baigner la scène, qui doit renaître tranquillement à partir du 7 février.

« Il faut que ce soit irréversible, maintenant, implore le musicien Luc Fortin. On ne peut plus se permettre de revenir en arrière. »

Parce que pour pouvoir continuer à parler des arts vivants, il faudra d’abord que ses travailleurs cessent de mourir.

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer, de partout au Québec, avec un intervenant de Suicide Action Montréal au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

Une crise non quantifiable, mais destructrice

Les chiffres ne mentent pas : l’effet de la pandémie sur la santé mentale des artisans et artistes de la scène est dévastateur. Si les données scientifiques ne montrent pas encore la vague de suicides que la communauté artistique déplore, des experts constatent l’ampleur de la détresse dans le milieu.

Les deux dernières années ont mis à mal la stabilité psychologique de ceux pour qui la scène est un métier, mais surtout un mode de vie. Tous les repères se sont brouillés, toutes les certitudes se sont écroulées. Chez beaucoup, l’espoir a fini par s’éteindre, comme ces projecteurs de scène que plus personne n’allume.

Une étude préparée par la Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC) et la CSN a révélé en mars 2021 que 63,7 % des travailleurs des arts de la scène présentaient un niveau de détresse élevé (42,7 %) ou très élevé (21 %). Pour les trois quarts des répondants environ, la souffrance psychologique était associée entièrement (26 %) ou partiellement (46 %) à la pandémie.

Pas moins de 12 % des artistes et artisans de la scène ont indiqué avoir eu des pensées suicidaires durant l’année précédente, marquée par les deux premières vagues.

« C’est un petit milieu, tissé serré », note Jurjen Barel, représentant des métiers de la technique au conseil d’administration des Travailleuses et travailleurs regroupés des arts, de la culture et de l’événementiel (TRACE). L’association naissante représente environ un millier de membres, dont 340 techniciens.

Souvent, on passe plus de temps avec nos collègues pigistes sur des gigs qu’à la maison, avec nos conjoints et conjointes. On est une grande famille. Du jour au lendemain, être confiné, perdre son cercle social, ça peut être très lourd pour beaucoup de monde. Ce n’est pas Facebook qui remplace ça.

Jurjen Barel, représentant des métiers de la technique au C.A. de TRACE

Jérôme Gaudreault, directeur général de l’Association québécoise de prévention du suicide, note que dans les rapports de coroner publiés sur les suicides qu’il consulte chaque jour, la COVID-19 est « mentionnée » dans environ 150 cas depuis le début de la pandémie. Elle n’est toutefois jamais citée comme « la cause du suicide d’une personne », et il est d’ailleurs très rare qu’un motif précis soit la seule cause d’un suicide.

« Ça peut être l’élément critique, précise-t-il. La pandémie a pu jouer un rôle dans l’état de détresse de la personne en ajoutant une difficulté qui était déjà présente pour de multiples raisons. »

Avec beaucoup de prudence, M. Gaudreault parle d’un phénomène psychosocial appelé « suicides en grappes ». « On ne peut pas affirmer que c’est ce qui se passe dans le cas [des artistes et artisans de la musique], mais on observe parfois, pendant une période […], un nombre plus élevé de décès par suicides dans un groupe donné. » Des individus partageant les mêmes caractéristiques et vivant des situations similaires peuvent « s’influencer, même s’ils ne se connaissent pas nécessairement », ce qui provoque une flambée du nombre de suicides dans une communauté.

Vague de souffrance

La société vit « un drame collectif et un changement social dramatique », qui font qu’« un chaos s’est installé », note Roxane de la Sablonnière, professeure titulaire au département de psychologie de l’Université de Montréal. Dans le milieu des arts scéniques, « on ferme et on ouvre et on ferme et on ouvre les salles de spectacle ». « Le contexte d’incertitude perdure, note la chercheuse. Tout ça mis ensemble, ça provoque une grande incertitude, une remise en question, une perte de repères et ce qu’on appelle une menace au soi. »

La perte d’emploi à long terme provoque « une perte de sens et d’identité », explique Karine Gauthier, psychologue et présidente de la Coalition des psychologues du réseau public.

On est désorienté, on ne sait pas ce qui se passe, ce qu’on doit faire. Le travail, pour bien des gens, nous donne une aspiration, nous définit en partie. Dans la situation actuelle, on ne leur dit pas que dans un ou deux mois, ils pourront refaire ce qu’ils aiment. Parce qu’il n’y a pas de fin précise, le désespoir perdure.

Karine Gauthier, psychologue

« Tout ça peut créer une dépression, qui peut devenir sévère, qui peut créer des idéations suicidaires et malheureusement des tentatives de suicide dans certains cas. »

Mme Gauthier est attristée, mais « pas surprise », face à cette vague. « Je me dis qu’il y a quelque chose qui n’a pas été fait, dit-elle. C’est une vague de souffrance. Et le suicide crée une onde de douleur autour des gens qui connaissaient la personne, qui travaillaient avec elle, les membres de sa famille, ses amis. »

Détresse

Un projet de recherche mené par Roxane de la Sablonnière et ses pairs sur les conséquences sociales de la pandémie de COVID-19 met en lumière une forte augmentation des idéations suicidaires au Canada. « Des analyses préliminaires qui n’ont pas encore été publiées dévoilent qu’en avril 2021, 6,9 % des Canadiens indiquaient avoir eu des pensées suicidaires dans l’année précédente, rapporte Mme de la Sablonière. En comparaison, une étude menée par d’autres chercheurs à la fin de l’année 2020 faisait état d’un taux d’environ 2 %, soit le “taux habituel”. »

Les idéations suicidaires et le taux de décès par suicide sont deux choses distinctes, tiennent à souligner les experts consultés par La Presse. Aussi, « selon ce qu’on sait depuis le début de la pandémie, il ne semble pas y avoir eu d’augmentation du nombre de suicides au Québec », affirme Jérôme Gaudreault. Le corps de métier n’étant pas précisé dans les rapports du coroner, on ne peut identifier de variations dans un milieu en particulier.

Si les témoignages dans la communauté artistique font état d’une inquiétante augmentation de décès par suicide, la science ne peut encore le confirmer, faute d’informations quantifiables.

« On ne le voit pas nécessairement pour l’instant, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas là », commente Roxane de la Sablonnière. « C’est toujours long d’avoir les statistiques en lien avec le suicide. »

Quoi qu’il en soit, il faut maintenant trouver des plans d’intervention concrets pour les milieux touchés, dont celui des arts de la scène, dit l’experte. Parce que « le drame humain est là, il est réel. »

Des pistes pour retrouver la lumière

Améliorer les conditions de travail

Exclus des révisions des lois sur le statut de l’artiste, tout au bout du proverbial ruissellement de l’aide à la billetterie du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et non concernés par le programme de soutien fédéral aux salaires, les techniciens pigistes se trouvent dans un « triangle des Bermudes », illustre Annie Préfontaine, technicienne de théâtre et représentante au sein de l’association TRACE (Travailleuses et travailleurs regroupés des arts, de la culture et de l’événementiel). « Notre position de travailleur autonome est extrêmement vulnérable. On est tout le temps entre deux chaises. Les jobs de tech, ça se booke par Messenger, par texto, à la limite par courriel. Il n’y a pas de contrats. Pendant la pandémie, c’était difficile que nos engagements soient considérés par l’Agence du revenu du Canada comme du travail promis. Personne ne se fait dire la même chose. » TRACE souhaite notamment normaliser les contrats de pigistes et proposer des assurances collectives. « C’est fou raide à quel point le monde n’est pas soutenu dans ce milieu-là, souligne Maxim Noël, ex-éclairagiste que la pandémie a débauché des scènes. Avec la PCU, il y a eu un grand soulagement, mais on n’a pas le droit à l’assurance-emploi, à l’aide sociale. » Certains organismes comme la Fondation des artistes ou l’AFC offrent du soutien financier temporaire d’urgence. Or, un statut semblable à celui des intermittents du spectacle, en France, réglerait plusieurs enjeux à long terme.

Renforcer l’aide psychologique

Parmi les bonnes nouvelles de l’étude de l’Université du Québec à Trois-Rivières : la moitié des répondants ont affirmé avoir demandé de l’aide en lien avec des problèmes psychosociaux. Environ les trois quarts (74 %) de ceux qui ont pensé au suicide ont sollicité une épaule. Mais les obstacles à une consultation professionnelle sont nombreux : les travailleurs de l’industrie de la musique évoquent surtout les coûts (33 %) et la liste d’attente trop longue (22 %). Les répondants énumèrent différentes pistes de solution : faciliter l’accès aux soins (47 %), offrir de la formation (34 %), proposer des groupes de discussion (28 %), des conférences (27 %) et des ateliers pratiques (26 %), créer des espaces de soutien et d’écoute sur le lieu de travail (26 %). En octobre 2021, la Fondation des artistes, grâce à un financement de 315 000 $ du CALQ, a mis sur pied le Fonds de soutien psychosocial. Ce programme offre aux artistes, artisans et travailleurs 10 heures de consultation auprès d’intervenants psychosociaux. « On invite les gens à s’en servir, il ne faut pas hésiter », insiste Luc Fortin, président de la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec. L’association TRACE, de son côté, planche sur un portail internet pour fédérer les différentes ressources en lien avec la santé au travail.

Des fonds du ministère de la Culture

Au cabinet de la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, on se dit « très sensibles à la détresse psychologique du milieu artistique ». On affirme qu’il est « indéniable que les effets de la pandémie se font sentir sur la santé mentale de la population et particulièrement chez les artistes ». « La ministre de la Culture a notamment octroyé plus de 5,3 millions à la Fondation des artistes, qui aide directement ceux aux prises avec des enjeux de santé mentale et financiers. En plus du financement sans précédent de notre gouvernement en culture, nous déployons tous nos efforts pour assurer la relance du milieu avec une reprise graduelle des activités », a écrit par courriel Élizabeth Lemay, attachée de presse de la ministre. Informé du dossier de La Presse, le Ministère soulève que plusieurs aides financières ont été octroyées aux travailleurs culturels. « Une aide de 315 000 $ à la Fondation des artistes du Québec visant spécifiquement la mise en œuvre d’une nouvelle mesure d’aide psychosociale permettant d’offrir un accès à des consultations psychosociales aux artistes, artisans et travailleurs professionnels du milieu culturel », indique-t-on par courriel. « Le Ministère continuera d’appuyer le milieu culturel en mettant en place des solutions pour améliorer l’accès aux services de soins en santé mentale pour les artistes et les travailleurs culturels. »

Briser les tabous

« Le tabou est extrêmement solide et palpable dans les milieux culturel et événementiel, particulièrement pour les techs, à propos de la santé mentale », regrette Annie Préfontaine, de TRACE. « À la base, c’est un milieu qui n’est pas évident, renchérit son collègue Jurjen Barel. La charge de travail peut être extrême ; les semaines de 100 heures ne sont pas exceptionnelles. C’est valorisé de faire des horaires de fou. On se vante d’être des guerriers qui ne lâchent pas. On a souvent The show must go on comme mantra. On se pousse jusqu’à la limite. On doit avoir l’air tough, et on ne peut pas vraiment parler de nos émotions, de nos problèmes, de notre fatigue. Il ne faut pas se montrer vulnérable. » Mme Préfontaine parle même d’une « culture du burn-out » qui déprécie les problèmes de santé mentale, comme s’il s’agissait de rites de passage. Surtout en période de crise, « c’est important d’essayer de baisser les attentes envers nous-mêmes, dit la psychologue Karine Gauthier. De se donner du lousse, de réaliser que ce n’est pas facile, avec toute l’incertitude, avec les collègues qui se sont enlevé la vie. Il faut valider ses émotions, prendre un moment pour dire que c’est dur et en parler. » L’autocompassion est primordiale. L’entraide demeure aussi un outil essentiel, à ne pas sous-estimer. « Il y a des tabous, mais il est important de demander de l’aide comme il est important de demander aux personnes qui semblent vulnérables si elles ont des idéations suicidaires », indique la psychologue, qui précise toutefois que chaque personne a besoin de recommandations propres à sa situation.

Valoriser les artisans de la culture

Le métier est dur ? « Change de carrière ! » Le chef électrique Jean-François Brouillard a souvent entendu ce conseil dans son entourage. « Moi, j’ai le métier dans le sang, dit-il. J’ai commencé en secondaire III. J’ai essayé de faire autre chose, mais je n’étais pas heureux. Quand on se fait dire sans arrêt : travaille ailleurs, retourne à l’école… Criss, c’est ça, mon métier, je viens d’avoir 50 ans. » L’impératif de se « réinventer », répété par le gouvernement Legault, s’applique difficilement à de nombreux techniciens de scène, ajoute Jurjen Barel, de TRACE. « Il y a beaucoup de beaux slogans, mais les gens n’ont pas nécessairement des qualifications pour se réorienter vers une autre carrière rapidement. » Il s’agit d’un processus difficile et complexe, précise l’association, surtout si le travailleur désœuvré a des problèmes de santé mentale, voire des idéations suicidaires. Depuis mars 2020, les artisans se sont souvent sentis « oubliés », « abandonnés », des mots qui reviennent souvent dans les témoignages. « On parle tout le temps des artistes, des diffuseurs, des producteurs, mais jamais on ne parle de la base, des fondations », souligne M. Brouillard.

Avoir une approche globale et spécifique

La chercheuse et professeure de psychologie Roxane de la Sablonnière insiste sur l’importance d’avoir « une compréhension globale de la crise actuelle » pour éviter les dommages à long terme, mais aussi pour « être prêts à intervenir de façon concrète si ça se reproduit ». On sera tous tentés de rapidement tourner la page sur le drame de la pandémie lorsque la possibilité se présentera, mais une grande réflexion s’impose pour le bien de notre santé mentale, croit Mme de la Sablonnière. « Avant la pandémie, j’aurais dit qu’il faut consulter un psy. Mais en ce moment, il n’y en a plus de disponible, dit quant à elle Karine Gauthier. Alors on doit trouver des solutions collectives : aller sur le terrain, s’efforcer de bien comprendre les gens qui subissent ces conséquences. » Dans ce sens, Jérôme Gaudreault mentionne le déploiement de ressources qui permettraient un accompagnement spécifique (par des travailleurs sociaux, par exemple) des artisans des arts de la scène. « On peut par exemple mettre en place des lignes d’écoute téléphonique destinées à la communauté touchée », en plus des ressources offertes en tout temps.

Reprendre les activités

Dans un rapport préparé par la Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC-CSN) et publié en mars 2021, les auteurs écrivent que « l’insécurité liée à la durée indéterminée de la situation » et le fait que « le moment du retour à la normale est inconnu » étaient la principale source de stress des travailleurs des arts vivants. « Tu ne peux pas te bâtir un avenir ou penser t’acheter une maison quand tu ne sais pas si tu vas travailler la semaine d’après, illustre Maxim Noël, qui a quitté le métier d’éclairagiste. Si tu n’es pas salarié, il n’y a aucune prévisibilité. » « Les techniciens, dans le processus de production d’un show ou d’un évènement, on est pas mal les derniers travailleurs avant l’arrivée du public, ajoute Annie Préfontaine, de TRACE. Le travail qui a pu continuer pendant la pandémie – la création, l’écriture, les résidences –, ça ne nous incluait pas. » Luc Fortin, président de la Guilde des musiciens et des musiciennes du Québec, note que le gouvernement, dans ses restrictions sanitaires, a souvent envoyé le message aux artistes qu’ils n’étaient pas une priorité. « C’est décourageant. Qu’on ferme les lieux risqués, il n’y a pas de problème, mais sinon, est-ce qu’on peut vivre ? La réouverture des salles à 50 % le 7 février, c’est un début, mais il faudrait que ce soit 100 % rapidement. » La sensation du retour à la scène est « la meilleure nouvelle que je peux répandre, lance Annie Préfontaine. Cet automne, j’ai eu le temps de faire deux shows devant public, de revivre l’euphorie sociale. J’avais l’impression d’être sur une autre planète. Ça a été tellement trippant ! C’est tellement l’fun, notre job, mais on l’oublie, parce qu’on ne pouvait pas la faire. »

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer, de partout au Québec, avec un intervenant de Suicide Action Montréal au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)