Dans ma bibliothèque iTunes, les albums de Clémence DesRochers sont classés en deux genres: easy listening et alternative. «Je suis rendue alternative!» lance Clémence avec ce mélange de candeur, d'humour et d'autodérision dont se nourrissent ses monologues. Alternative? Sans doute pas. Inclassable, peut-être?

Par un des derniers beaux après-midi d'automne, Clémence m'accueille dans la salle à manger ensoleillée de son petit paradis des Cantons-de-l'Est. Tout en bas, le lac Memphrémagog se faufile jusqu'aux États-Unis dans une quiétude qui contraste avec l'agitation estivale.

 

J'ai devant moi une toute petite femme qui parle doucement en ponctuant ses réponses d'une franchise désarmante d'un éclat de rire, qui pose presque autant de questions qu'elle donne des réponses et qui s'excuse à chaque fois qu'elle doit se lever pour se chercher un verre d'eau ou faire sortir son chien adoptif qui n'est pas encore le meilleur ami de ses deux chats.

«Ça, oui, je suis inclassable, acquiesce Clémence. La soeur le disait: «Elle n'est pas capable d'entrer dans le moule.» Quand je lui racontais ça, mon père (le poète Alfred DesRochers) disait: «Tu ne vas pas à l'école pour entrer dans un moule, mais pour en sortir.»» C'est la même Clémence qui a refusé net chaque fois qu'elle a senti un appel du pied pour devenir une militante homosexuelle: «J'ai dit: je ne suis pas lesbienne, je ne suis pas gouine, je suis Clémence qui aime Louise, sacrez-moi la paix! On voulait que je participe à des réunions, mais je refusais d'être étiquetée: je suis Clémence, un point c'est tout!»

Il aura fallu Pauline Julien pour la convaincre un jour d'écrire sur l'amour de deux femmes. Elle ne s'en savait pas capable et finalement, ça a donné l'émouvante Deux vieilles. «Je comprends ces femmes qui se retrouvent seules ou dans un petit milieu qui ne comprend rien, mais ce n'est pas moi, explique-t-elle. J'ai été élevée librement, j'ai toujours dit, même quand j'étais petite, que personne n'allait me dire comment vivre. Dans ses poèmes, mon père dit: «j'abhorre la contrainte». Je suis comme ça, moi. C'est pour ça que j'ai fait le métier que j'ai fait.»

Un métier tout aussi indéfinissable que peut l'être Clémence, à la fois poète, chanteuse, humoriste, actrice, auteure de revues musicales, fondatrice de boîte à chansons, monologuiste et j'en passe, autant de facettes de ce métier qu'elle a pratiquées à sa manière quand elle ne les a pas inventées. Elle se souvient de la fois où elle avait voulu convertir le cabaret La Barre 500 en boîte à chansons: «C'était une clientèle de buveurs de bière. Quand je suis arrivée avec mes petits monologues, ils sont sortis.»

Clémence était plus dans son élément dans les vraies boîtes à chansons, administrées par des gars «qui sortaient des collèges classiques et qui écoutaient Barbara, Ferré, Brassens et compagnie». Pourtant, quand elle se remémore le bel hommage que lui ont rendu des comédiennes à l'Espace Go il y a quelques années, elle dit aussitôt: «C'était tellement touchant parce que les comédiennes sont pleines de rigueur, elles ne sont pas brouillons comme nous autres, les gens de clubs.»

De la famille

Vigneault est théâtral, Deschamps incarne des personnages, mais Clémence, c'est Clémence, l'une des rares avec Félix, mais aussi Céline et René, qu'on identifie par son prénom. «Le rapport que j'ai créé avec les gens est foncièrement un rapport de vérité, explique-t-elle. J'ai voulu faire une actrice toute ma vie, mais une fois que j'ai choisi ce métier où je parle au public, c'est devenu un échange: je ne suis pas merveilleuse sur la scène, je suis avec vous, je vous ressemble, je suis de la famille. C'est ce que les gens me disent.»

On l'a associée à Michel Tremblay, qui a reconnu s'être inspiré pour ses Belles-soeurs du monologue Les jeudis du groupe et de cette façon qu'avait Clémence de parler de la «factrie» et des humbles gens d'ici tout en se racontant. Deschamps, lui, affirme que sans Clémence, il n'aurait pas eu la carrière que l'on sait. «Il dit toujours ça, répond son amie de longue date. Dans le spectacle J'peux-tu avoir mon Noël? Gilbert Chénier faisait le gars exploité et Deschamps, le boss. Je leur ai dit: «Ça ne marche pas, vous devriez changer de rôle». C'est comme ça qu'Yvon a demandé à son boss: «J'peux-tu avoir mon Noël?» et que le gros Gilbert l'a rentré dans le mur. Yvon a découvert son personnage.»

Cette année, Clémence a reçu coup sur coup un prix du Gouverneur général pour les arts de la scène, un autre de la Société professionnelle des auteurs-compositeurs du Québec et le Prix d'excellence de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. «C'est trop, est-ce que je suis mourante?» dit-elle en pouffant de rire.

En septembre 2007, on a vraiment craint pour sa vie quand elle a fait une hémorragie, mais Clémence me rassure: elle est «pétante de santé». Louise, qui gère sa carrière et partage sa vie depuis 40 ans, m'apprend qu'en février, à 76 ans, Clémence va participer à la Grande Traversée de la Gaspésie en ski de fond, une bagatelle de 50 km par jour.

«Cet après-midi, vous m'avez privée de mes deux heures de tennis, vous avez besoin de me donner de la place dans La Presse, me dit-elle en riant. La semaine dernière, j'ai tellement mal joué. La veille, j'avais enterré mon frère, et j'avais rien que ce petit trou-là dans la tête. Je me disais: «Le tennis est absurde, tout est absurde».»

Clémence a déjà dit qu'elle est une fausse comique. «Je suis facilement joyeuse, mais facilement triste aussi, reconnaît-elle. J'aime beaucoup vivre, mais je pense qu'un être humain un peu conscient doit être triste par bouts. Tous les écrivains, tous les poètes, tous les créateurs, il n'y a personne de totalement heureux. Vous ne devez pas l'être totalement, vous non plus?»

L'amour de la scène

Avant même son accident, Clémence savait qu'elle en était à sa dernière tournée. Trop épuisant à son âge. L'ennui, c'est que quand elle donne un spectacle ou qu'elle fait du sport, elle flotte, tandis qu'en restant à ne rien faire, elle devient folle! «J'ai vécu ma vie avec le public, c'est ça qui m'allume, qui me tient vivante, dit-elle. C'est quelque chose de tellement fort, tellement puissant d'être sur une scène et de pouvoir faire ce qu'on veut avec ces gens qui nous aiment! T'arrives et tu vois des figures neutres, pas un sourire, et quelques minutes plus tard, tu les a tous à toi. Par quoi peut-on remplacer ce grand échange? Regardez tous les has been qui reviennent ou qui continuent parce qu'ils ne peuvent pas s'arracher à cet amour.»

D'où ce nouveau projet qui lui tient à coeur: une série de rencontres avec une centaine de spectateurs autour de ses écrits. Déjà, une trentaine de petites salles et de bibliothèques sont intéressées. La formule est toute simple: interviewée par son amie Danielle Bombardier, Clémence parle de ses textes, de sa vie.

«Je cite des extraits des poèmes, j'ai publié beaucoup de livres que personne ne connaît. À la fin, les gens me posent des questions et ça finit nécessairement par être un show: le monde rit comme des fous! J'ai la répartie facile, je peux être touchante, je peux me mettre à brailler. Je n'ai pas de musiciens et j'ai beaucoup moins de contraintes. Parfois, je peux envoyer un bout de chanson, a cappella, comme dans le bon vieux temps au pied de l'arbre de Noël.»

Son récent coffret Vente de garage, tiré à 2400 exemplaires, c'est Louise qui en a eu l'idée. C'est sans doute ce qui se rapproche le plus d'une intégrale de la chanteuse et monologuiste: le DVD de son dernier spectacle Clémence à coeur ouvert au Gesù (2008), le documentaire Le monde selon Clémence de Pierre Brochu (1990), le CD Mes classiques en public (2005), le CD De la factrie au jardin (2003), sept autres CD qui regroupent pas moins de 62 monologues et une sérigraphie numérotée et signée de sa regrettée chatte Mafalda.

«Ce que j'aime dans ce coffret? Son ensemble. Beaucoup de gens - il doit bien y avoir 2400 personnes qui m'aiment encore - vont m'avoir dans leur maison pas mal complète et non pas tout éparpillée. C'est le parfait cadeau: tu peux mettre une boucle dessus et t'as pas besoin de l'envelopper.

«Et puis j'ai mis un dessin, ce qui est très généreux de ma part, ajoute-t-elle en riant. Mais quand j'ai vu la pile de dessins à signer devant moi, j'ai dit comme ma femme de ménage: «Quelle génieuse idée j'ai eue là!»»

COFFRET

CLÉMENCE DESROCHERS

VENTE DE GARAGE

Comprend 2 DVD, 9 CD et une sérigraphie