Les malheureux automobilistesen provenance des banlieues,au nord et au sud de Montréal, perdent chaque année plus de trois journées complètes de leur vie dans la congestion routière du matin. Et ils en perdent autant en fin d'après-midi quand ils empruntent les ponts de l'île en direction inverse pour rentrer chez eux.

En effet, si on mettait bout à bout les retards causés quotidiennement par la congestion du réseau routier métropolitain (voir les données dans la carte ci-contre) pour 200 jours ouvrables par année, on en arriverait à ce résultat. Mais aussi éloquente soit-elle, cette image est toutefois trompeuse. Elle ne traduit que la vision la plus extrême de la réalité quotidienne des difficultés de la circulation automobile, durant les périodes de pointe.

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Dans les faits, selon la plus récente étude quinquennale sur les coûts de la congestion routière, publiée l'an dernier par le ministère des Transports du Québec, plus de 77% des automobilistes qui prennent la route entre 6h et 9h du matin, dans la région métropolitaine, subissent moins de cinq minutes de temps additionnel de déplacement dû aux embouteillages quotidiens.

Les automobilistes qui traversent chaque jour l'un des 15 ponts donnant accès à l'île de Montréal - et qui sont les seuls à souffrir de retards moyens de plus de 20 minutes dans la congestion matinale - représentent, pour leur part, un peu plus de 18% de tous les déplacements en automobile durant les périodes de pointe. La vision extrême des conditions de circulation dans la métropole touche donc moins d'un automobiliste sur cinq, en moyenne.

La goutte et le vase

Les données compilées pour le compte du MTQ n'offrent toutefois, elles-mêmes, qu'une image partielle de la réalité de la congestion routière métropolitaine. D'abord, parce qu'elles mesurent uniquement les effets de la congestion dite «récurrente», associée aux périodes de pointe. La congestion dite «incidente», causée par des accidents de la circulation ou par les chantiers routiers, n'est pas prise en compte parce qu'on ne connaît toujours pas de méthode satisfaisante pour la mesurer avec précision.

Ainsi, des embouteillages monstrueux comme celui qui a paralysé le pont Champlain durant plus de 10 heures le 2 juin dernier, par exemple, n'entrent pas dans les calculs des coûts socioéconomiques de la congestion, estimés en 2009 à plus de 1,4 milliard.

Ce jour-là, un entrepreneur en construction a rouvert un chantier, vers 5h du matin, sans remplir une dénivellation de plusieurs centimètres de profondeur, qu'il avait creusée dans la chaussée du pont pour réparer un joint de dilatation. Petite cause, grand effet: la file d'attente des véhicules s'est étirée sur des kilomètres, et les débordements se sont fait sentir sur tous les autres ponts qui relient la Rive-Sud à l'île de Montréal, durant toute la journée.

Cet incident illustre ce que le président de la firme Trafix et ingénieur en circulation, Ottavio Galella, appelle «le principe du vase et de la goutte d'eau», et qui s'applique au réseau routier métropolitain qui, aux heures de pointe, fonctionne à saturation depuis déjà deux décennies.

«Lorsque le volume de la circulation automobile commence à dépasser la capacité théorique d'un réseau routier, explique-t-il, il suffit qu'on ajoute une très petite quantité de véhicules pour que tout le réseau se mette à déborder. Il a été démontré scientifiquement qu'en ajoutant seulement 10% de véhicules dans un réseau déjà saturé, le niveau de congestion additionnelle causée par ce surplus peut s'élever jusqu'à 200%.»

Les deux dernières études sur la congestion routière à Montréal ont d'ailleurs relevé ce phénomène, qui s'amplifie d'une étude à l'autre. Ainsi, de 1993 à 1998, le volume de la circulation s'est accru de 17% en périodes de pointe à Montréal, alors que le niveau de congestion a augmenté de 54% durant la même période.

De 1998 à 2003, l'effet avait presque doublé: alors que le volume des automobiles a augmenté de seulement 8%, le niveau de congestion a grimpé de 49% sur les réseaux artériels et autoroutiers de la métropole.

Une lutte utopique

Ces effets exponentiels font dire au responsable des dossiers de transports au Conseil régional de l'environnement de Montréal, Daniel Bouchard, que la «lutte contre la congestion est un combat utopique».

«Dès qu'on réduit un noeud de congestion à un endroit donné, on envoie le message à tous les automobiliste qui attendent, un peu plus loin, que la circulation passe mieux à cet endroit. Et dans le temps de le dire, l'espace libéré se remplit de nouveau, et redevient aussi congestionné qu'avant», affirme M. Bouchard.

Selon lui, la «question de la congestion» doit se poser autrement dans la métropole. Au lieu de chercher des moyens pour tenter de l'éliminer, on devrait plutôt se demander «avec quel niveau de congestion on est prêt à vivre».

En ce sens, «je pense que l'attitude responsable que les autorités (de la Ville de Montréal et du ministère des Transports du Québec) devraient adopter, c'est d'offrir un choix aux automobilistes en bonifiant de manière importante les services des transports en commun», pour que chacun dispose d'un moyen de se déplacer efficacement, sans subir trop de retards.

À partir de là, estime-t-il, «le choix d'utiliser ou pas la solution de rechange qu'on leur propose revient à chaque personne», peu importe d'où elle vient. Et à chacun de décider combien de jours de sa vie il est prêt à gaspiller dans les bouchons matinaux de la circulation...