En ces matières, les scénarios des actuaires font foi de tout. Et à l'époque, toutes leurs prévisions convergeaient: environ 15 000 fonctionnaires prendraient une retraite hâtive si on réduisait les pénalités actuarielles tout en abaissant l'âge minimum du départ.

Le gouvernement Bouchard s'est engagé tête baissée dans cette voie. En juillet 1997, six mois après le lancement du programme de départ volontaire, 37 000 employés avaient quitté leur emploi - plus du double de ce qu'on avait prévu. Dans le réseau de la santé seulement, 18 884 employés ont opté pour une retraite anticipée, dont presque 4000 infirmières.

Treize ans plus tard, ces mises à la retraite massives refont régulièrement surface dans le débat public. Mercredi dernier, à l'Assemblée nationale, Jean Charest a de nouveau accusé Pauline Marois d'être la source des problèmes dans le réseau de la santé, conséquence «de la décision qu'elle a prise, elle, personnellement, de mettre à la retraite des médecins spécialistes, des infirmières. Pas un gouvernement de pays développé n'a fait ce que le PQ a fait».

«Les infirmières ont fui ce chaos»

Les accusations de Jean Charest, «c'est du délire», lance sans appel Jennie Skeene. Désormais à la retraite, l'ancienne présidente de la Fédération des infirmières rappelle que toutes les infirmières qui avaient pris leur retraite à l'époque «seraient de toute façon parties depuis longtemps». Elle était aux premières loges quand Québec avait négocié ce programme avec les centrales syndicales. Les infirmières étaient alors bousculées par la réforme de la santé, le virage ambulatoire et les fermetures d'hôpitaux de Jean Rochon, qui continuait la réforme amorcée par le libéral Marc-Yvan Côté. «Les infirmières ont fui ce chaos», tranche-t-elle.

«On les avait prévenus que les conditions de travail exécrables allaient inciter les gens à partir. On savait que beaucoup plus de gens allaient partir. Le gouvernement avait mis nos chiffres en doute, mais on avait raison», renchérit Régine Laurent, présidente de la Fédération interprofessionnelle du Québec (FIQ).

Ces départs ont fait mal parce que, au même moment, à l'Éducation, Pauline Marois avait mis un frein aux inscriptions dans les écoles de soins infirmiers. «Même l'Ordre des infirmières prédisait des surplus énormes d'infirmières en 2005», rappelle Mme Skeene.

Deux ans plus tard, le vérificateur général Guy Breton avait sévèrement critiqué ce programme de départ volontaire. La générosité du régime, pendant six mois, avait coûté 2,3 milliards de dollars. Or, l'économie tangible, la première année seulement, n'a été que de 177 millions.

«Personne n'a été forcé»

«Si c'était à refaire, nous le referions», avait répliqué Jacques Léonard, alors président du Conseil du Trésor. Retraité lui-même, M. Léonard pense toujours la même chose. «Les syndicats tenaient à ce que le régime soit universel», explique M. Léonard, joint chez lui. On ne pouvait bloquer la route aux employés des réseaux de la santé et de l'éducation.

«Il est possible que certains se soient sentis emportés par un mouvement, mais personne n'a été forcé. On a mis un programme à la disposition de ceux qui voulaient s'en prévaloir. Beaucoup n'ont peut-être pas réalisé que l'indexation se faisait uniquement quand l'inflation dépassait 3%... on était alors à 6 ou 7%», souligne le comptable Léonard. Pourquoi tant de gens sont-ils partis? «Le programme était très généreux», dit-il.

«Si on n'avait pas fait cela, il faut imaginer ce que serait le déficit du Québec aujourd'hui; cela n'aurait pas de sens!» insiste-t-il.

Jacques Chagnon, alors critique libéral dans ce dossier, estime que les économies réalisées grâce à ce programme sont bien théoriques. «Dans le secteur de l'enseignement, les ratios maître-élèves font en sorte que les retraités sont automatiquement remplacés.»

À son avis, le gouvernement s'est servi de surplus théoriques dans les régimes de retraite. «On a décaissé les caisses de retraite cinq ans avant le temps; il y a un coût à ça», souligne le député libéral. Selon lui, Québec aurait dû limiter ce programme, «dire: premier arrivé, premier servi, et on arrête à 15 000 comme prévu. Il y a eu de l'improvisation».

Lendemain de référendum

Il faut rappeler le contexte des finances publiques au lendemain du référendum de 1995: les investisseurs étaient frileux, le chômage important, les agences d'évaluation de crédit exerçaient des pressions. Deux sommets économiques, en 1996, débouchèrent sur un objectif: le retour au déficit zéro. Or, pour rééquilibrer le budget, le gouvernement Bouchard ne pouvait compter sur une augmentation de ses recettes. Il fallait réduire les dépenses. Comme plus de la moitié des dépenses était accaparée par les salaires, réduire la rémunération et le nombre d'employés est vite apparu comme la seule issue. Le salaire des employés de l'État comptait alors pour 60% des dépenses.

Le programme permettait tout à coup de prendre sa retraite dès 50 ans. La pénalité actuarielle de 6% par année était réduite, et on reconnaissait les années antérieures à la constitution du RREGOP (le programme de retraite des employés de l'État). Les médecins qui partaient avaient une prime. Mais il y avait un ultimatum: la décision devait être prise avant le 1er juillet 1997. Les gens avaient six mois pour se décider. Certains ont pris de mauvaises décisions, mais des sondages réalisés dans les années suivantes ont indiqué unanimement que les retraités étaient heureux de leur sort.

«Je rencontre toutes les semaines des gens dans la rue qui me remercient de leur avoir permis de prendre leur retraite plus tôt», souligne Gérald Larose, l'ancien président de la CSN, qui enseigne maintenant à l'université.

«On avait sous-estimé la démobilisation dans les réseaux, dans la santé et dans l'éducation», explique aujourd'hui Maurice Charlebois, alors principal fonctionnaire dans les négociations avec les syndicats. Coincé par des recettes faméliques, Québec devait se tourner vers ses dépenses «dans un contexte d'urgence parce qu'on visait le déficit zéro en trois ans».

Photo: Alain Roberge, La Presse

Une idée de Mireille Barrière de Montréal. En 1997, le gouvernement du Québec instaurait un programme de mise à la retraite anticipée pour ses salariés. J'ai moi-même tiré ma révérence, tout en pensant que nos dirigeants faisaient fausse route en sacrifiant un tel capital humain. En effet, un grand nombre de retraités étaient encore dans la cinquantaine et pouvaient toujours servir l'État efficacement. Nous connaissons l'impact néfaste de ces départs massifs dans le domaine de la santé. Cependant, on a peu analysé leur effet réel sur les finances publiques. L'objectif principal de l'opération était l'atteinte du déficit zéro. Des économistes avaient applaudi cette politique qui, selon eux, allait générer des économies récurrentes pour le gouvernement. Peut-on maintenir cette vision, une décennie plus tard?