Tooba Yahya, femme de Mohammad Shafia, accusée d'avoir tué trois de ses filles et la première femme de son mari, a encore de la famille en Afghanistan. Une soeur, Soraya. Notre journaliste Michèle Ouimet l'a retrouvée à Kaboul au mois de novembre. Les deux soeurs ne s'étaient pas parlé depuis 20 ans. Grâce à notre intervention, elles ont pu se parler au téléphone, Soraya à Kaboul, Tooba en prison à Kingston. Une conversation crève-coeur, des retrouvailles déchirantes. Au moment où le jury vient d'être séquestré à Kingston pour délibérer, nous pouvons publier cette conversation. Voici l'histoire d'une famille où l'honneur passe avant tout.

Soraya et Tooba se ressemblent comme deux gouttes d'eau: même teint mat, mêmes cheveux noirs, même nez aquilin.

Jeunes, elles étaient inséparables. Tooba était la petite soeur de Soraya, sa préférée. Aujourd'hui, un océan les sépare. Soraya vit à Kaboul; Tooba, dans une prison à Kingston. Tooba et Soraya, chacune à un bout de la planète.

Soraya voulait parler à Tooba, entendre sa voix. J'ai appelé à la prison de Kingston. En quelques jours, la conversation outre-mer s'est organisée: jeudi 1er décembre, 5h30 du matin à Kaboul, 20h la veille à Kingston.

Le jour de l'appel, nous sommes arrivés à 5h chez Soraya après avoir traversé Kaboul. Soraya nous attendait, elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit. Elle était tendue, le visage crispé par l'attente. Elle tenait le téléphone à deux mains.

Allô, ma chère soeur Tooba, c'est Soraya!

Salut, ma soeur», a répondu Tooba.

Puis elles ont pleuré. Longtemps. Elles étaient incapables de parler.

Tooba a dit: «Je suis en prison depuis deux ans. On n'a pas beaucoup de temps, seulement 10  minutes. Tes enfants vont bien?»

Plus tard, Soraya lui a dit: «J'espère que tu vas t'en sortir.» Tooba lui a répondu: «Oui, ma soeur, il y a des problèmes. Perdre trois filles et avoir péché trois fois.»

La conversation a duré 8 minutes 47 secondes. Les deux soeurs ont pleuré la mort des filles de Tooba, leur désespoir, leurs retrouvailles crève-coeur et le silence qui les a séparées pendant 20 ans.

Lorsque Soraya a raccroché, elle a fixé le sol en poussant un long soupir, puis elle a dit: «C'est très difficile de parler à une soeur après 20 ans, surtout quand elle est en prison.»

Même si elle était bouleversée, Soraya nous a offert du thé. L'hospitalité afghane. Lorsque nous sommes partis, le soleil ne s'était pas encore levé. Pendant que l'auto filait dans les rues de Kaboul, la silhouette de Soraya disparaissait dans l'obscurité de la nuit.

***

Trois jours plus tôt, j'avais passé la journée avec Soraya et sa famille.

Dès que j'ai mis le pied dans sa maison, Soraya m'a demandé si j'avais des photos de Tooba. J'ai déballé l'ordinateur et les photos ont défilé: Tooba, menottes aux poignets, les traits crispés; son mari, Mohammad Shafia, le visage fermé, escorté par la police; leur fils aîné, Hamed, les yeux hagards, menotté lui aussi; les trois filles, quelques mois avant leur mort, habillées légèrement, maquillées lourdement.

Soraya n'a pas dit un mot. Elle a pleuré et essuyé ses larmes avec son voile pendant que ses filles et ses fils fixaient l'écran, anéantis. L'atmosphère était tendue.

Le mari de Soraya, Habibullah, est resté dans son coin. Il ne voulait pas voir les photos. Il n'a jamais aimé Mohammad Shafia. Il a même refusé d'aller à son mariage. Il adorait Tooba. «Shafia avait déjà une femme», a-t-il dit, la bouche marquée d'un pli amer.

Soraya a essuyé ses yeux. Elle était sous le choc. Tooba, accusée de meurtre? Son frère, qui vit à Montréal, lui avait caché la vérité. Il lui avait dit que les trois filles de Tooba étaient mortes noyées, que c'était un accident. Jamais il n'a parlé de meurtre. Soraya n'a pas l'internet, et ses enfants ne savent pas comment utiliser un ordinateur. Les seuls échos du drame lui sont venus de son frère.

Soraya vit dans le nord de Kaboul, à Khair Khana, un quartier populaire. Un troupeau de moutons traversait la rue qui menait chez elle, et la pluie avait transformé en boue la terre de la route. Un soleil pâle perçait les nuages, l'air était froid et humide. Il ne fait pas chaud à Kaboul, en novembre.

La maison que loue Soraya est petite. Une porte en métal donne sur un garage mal éclairé. Des marches étroites grimpent à l'étage, où vit la famille. Soraya a neuf enfants, sept filles et deux garçons, âgés de 8  à 28 ans.

Soraya a parlé de sa complicité avec Tooba. «On a grandi ensemble. Je l'amenais à l'école, on couchait dans la même chambre. Elle était timide et réservée, elle n'avait pas de côté sombre, caché. Au contraire, elle était ouverte.»

Soraya avait 7 ans quand Tooba est née. Elles n'ont pas le même père.

La mère de Soraya était veuve depuis quatre ans lorsqu'elle a rencontré le père de Tooba. Il était pharmacien, veuf et avait 12 enfants. La mère de Soraya, aussi pharmacienne, était également veuve. Elle avait quatre enfants. Ils se sont mariés - un mariage de raison, a précisé Soraya. «Il avait besoin d'une femme et ma mère, d'un mari.»

Ils ont eu cinq autres enfants, dont Tooba, la petite dernière. Soraya l'a prise sous son aile.

Le père de Tooba était un homme très religieux qui ne badinait pas avec l'honneur.

C'était un homme bon, a dit Soraya. Il ne nous a jamais battus.»

Dans le salon, les enfants de Soraya écoutent l'histoire de cette tante que les plus jeunes n'ont pas connue et qui est enfermée dans une prison au Canada. La pièce est surchauffée. Le mari de Soraya nourrit le poêle à bois qui trône dans un coin du salon, près de la télévision, où s'agitent des acteurs trop maquillés dans un drame imaginaire.

Mais ici, dans cette pièce où s'entasse la famille de Soraya, le drame n'a rien d'imaginaire.

Sur le poêle, une bouilloire - l'eau pour le thé. Par terre, des tapis et des coussins. Aucun meuble. Une faible lumière éclaire la pièce à travers des fenêtres étroites.

Soraya et ses filles portent le voile. Pas la burqa. Jamais. «Sauf sous les talibans, a précisé Soraya. On n'avait pas le choix.»

Soraya n'a pas fui Kaboul. Elle est restée pendant que les seigneurs de guerre détruisaient la ville à coups de roquettes, au début des années 90. Elle a subi le régime taliban, les bombardements américains et la présence des forces étrangères. Elle a même été blessée par un éclat de roquette qui s'est fiché dans sa tête. Mais elle est restée envers et contre tout dans son pays malmené par la guerre, car son mari ne voulait pas partir. Elle n'a pas fui comme des millions d'Afghans ou comme ses frères et soeurs, qui sont dispersés aux quatre coins du monde: Russie, Suède, Canada.

***

Tooba avait 16 ans lorsqu'elle s'est mariée. C'est sa mère qui a choisi son mari, un homme très riche qui possédait un magasin de vêtements à Kaboul et une grande maison dans le quartier cossu de Wazir Akbar Khan. Il s'appelait Mohammad Shafia. Aujourd'hui, il est accusé d'avoir tué ses trois filles et sa première femme.

Soraya ne l'a vu que deux fois. «C'était un homme très rigide», a-t-elle dit.

Le mariage a été célébré au chic hôtel Intercontinental qui surplombe la ville, dans une grande salle qui croule sous les dorures, les tapis et les lustres. Soraya n'a oublié aucun détail. C'est elle qui tenait le bras de Tooba pendant la marche nuptiale.

Elle a sorti ses photos et les a passées en revue à la recherche d'un souvenir de Tooba en mariée, mais elle n'a trouvé que deux clichés jaunis et écornés qui la montrait, elle, Soraya, jeune, les cheveux frisés, les yeux maquillés, les lèvres surchargées de rouge. Dans ses bras, ses deux premiers enfants. C'est tout ce qu'il lui restait des noces de Tooba.

Après le mariage, tout a changé. «Tooba n'avait plus le droit de nous parler. Elle était tout le temps chez son mari. J'étais fâchée et ma mère était très inquiète.»

Un an après son mariage, Tooba a quitté l'Afghanistan au bras de son mari. C'était il y a 20 ans. Soraya ne l'a jamais revue.

***

Le soir, Soraya est revenue sur la mort des filles de Tooba, qu'elle n'a jamais connues. Elle les a pleurées. «C'était tellement dur. Pendant un mois, je ne savais plus qui j'étais.»

Soraya a été scandalisée lorsque je lui ai montré les photos des filles, avec leurs décolletés plongeants et leurs jupes trop courtes. Elle ne comprend pas leur rejet des coutumes afghanes ni leur volonté de fréquenter des garçons. Elles ont bafoué l'honneur de la famille.

Si on respecte l'honneur, il ne peut pas y avoir de problème», a affirmé Soraya.

La fille aînée de Soraya, Farishta, a pincé les lèvres. Elle aussi désapprouve les filles de Tooba. «Elles n'ont pas respecté notre culture, nos traditions et notre religion.»

Farishta, elle, respecte les traditions. Elle s'est mariée à 15 ans. Ses parents ont choisi son mari, un cousin éloigné qui avait 19 ans de plus qu'elle. Aujourd'hui, elle a 28 ans et quatre enfants.

Soraya non plus n'a pas connu son mari avant de l'épouser. C'était un militaire qui vivait à Kandahar. Sa tante lui avait dit que c'était un homme bien. Il avait 27 ans et elle, 16.

L'honneur, l'honneur à tout prix. «C'est très important, a dit Soraya. Si quelqu'un ne respecte pas l'honneur, il n'est rien.

Peut-on tuer au nom de l'honneur? ai-je demandé.

Oui, a répondu Soraya. Si quelqu'un commet un acte odieux, il mérite d'être éliminé.

Les Afghans ont raison de tuer au nom de l'honneur, a ajouté le fils de Soraya, Hamed. Il faut à tout prix respecter l'honneur.»

Hamed a 26 ans. Il vient de se marier. Sa jeune femme, discrète, n'a pas dit un mot.

Le mari de Soraya, Habibullah, a été encore plus tranchant. C'est un homme de peu de mots, mais quand il s'agit de l'honneur, il parle. Si ses filles osaient bafouer son honneur, il n'hésiterait pas. «Je les mettrais dans un sac et je les éliminerais pour qu'on ne trouve plus jamais leurs traces en Afghanistan.»

L'aînée, Farishta, l'a approuvé. Les autres filles ont regardé leur père en silence.

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Note sur la traduction: La traduction des propos tenus en dari a été réalisée par un interprète, sur place, à Kaboul. Nous l'avons aussi fait vérifier par Versacom, une firme de traduction recommandée par l'Ordre des traducteurs du Québec, terminologues et interprètes agréés du Québec. De rares mots étaient difficilement audibles. Mais selon Versacom, la traduction de notre interprète, présent à l'entrevue, «devrait être considérée exacte».