(Îles-de-la-Madeleine) Et si le meilleur moment pour visiter les Îles-de-la-Madeleine n’était pas en juillet ou en août, mais… en mai ? Quand des centaines de pêcheurs s’élancent sur 325 bateaux, armés de 88 725 casiers pour attraper le plus de homards possible en 54 jours ? Reportage sur des îles en pleine frénésie.

Jeudi 2 mai

9 h : le verdict

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Chaque printemps, les dix ports des Îles doivent être dragués, c’est-à-dire qu’on doit enlever le sable qui s’est accumulé pendant l’hiver. Un canal de 25 m de largeur et de 2,5 m de profondeur doit être creusé. Le sable est généralement utilisé pour renflouer les terrains victimes d’érosion, sauf ici, à Grosse-Île, où le port est trop étroit et achalandé pour permettre de ramener le sable sur la terre ferme. Il sera déposé plus loin en mer.

Reportera, reportera pas ? Depuis quelques jours, on ne parle que de ça aux Îles-de-la-Madeleine, à savoir si Pêches et Océans Canada permettra ou non le début de la pêche au homard le 3 mai, comme prévu. Un sujet chaud. Qui divise. « Tout le monde a son idée là-dessus », blague Cédric Arsenault, représentant de Pêches et Océans. Officiellement, la pêche débute simultanément, dans les 10 ports, le samedi le plus près du 11 mai, sans le dépasser. Dans les faits, il y a souvent des reports. À cause des vents, qui ne doivent pas aller au-delà de 20 nœuds. Ou parce que les opérations de dragage des ports ne sont pas terminées. Cette année, c’est — encore — à Grosse-Île que la drague a pris du retard, ce qui reportera finalement le début de la pêche de 24 heures. « Ça n’a pas de sens, c’est pareil chaque année », se plaint Derren Sweet, capitaine du Can’t Afford. Peut-être parce que les touristes sont encore très rares, les pêcheurs ne se font pas prier pour leur parler de leur métier, répondre à leurs questions. À Grosse-Île, ils se plaignent au passage que la pêche devrait commencer 10 jours plus tard, quand l’eau est plus chaude. Et les homards, plus vigoureux. Au sud, on n’est pas de cet avis : plus on retarde le début de la pêche, plus on pêchera tard dans l’été, alors que l’eau est plus chaude et les homards, de moins bonne qualité parce qu’ils muent. Le consensus n’est pas pour demain.

15 h : la « bouette »

Il n’y a pas de quota pour la pêche au homard. Les 325 détenteurs de permis ont droit à 273 cages et 54 jours de pêche étalés sur 9 semaines. Et les pêcheurs travaillent d’arrache-pied pour être prêts pour le départ, s’attardant aux cordages et réparant les casiers abîmés, l’un après l’autre. Il y a ceux qui préfèrent les cages arrondies — plus traditionnelles — et ceux qui préfèrent les plates — plus résistantes, dit-on. Puis il y a ceux qui les font tremper quelques semaines dans la mer pour effacer l’odeur du bois et mieux tromper les homards. « Il y a un peu de superstition là-dedans », avoue Oscar Clarke, qui le fait pourtant. Enfin, 48 heures avant le départ, on « bouette » les cages : on les remplit d’appâts. Sur le Jaëlle Noah, c’est une plie et deux demi-maquereaux par casier. Plus loin, on met plutôt du chaboisseau ou du hareng, des têtes de saumon… Chacun a sa recette fétiche, mais tout le monde y va grassement : il y en a souvent pour près de 600 $, qu’il faut remplacer tous les deux jours !

Vendredi 3 mai

12 h : le festin

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Marie-Josée Doyle pêche le homard depuis 25 ans.

Avant le homard : la viande salée. Le vendredi midi, à Grande-Entrée, tous les pêcheurs — et les touristes de passage — sont conviés à manger le « chiard salé » traditionnel des Îles à l’auberge La Salicorne. La salle est pleine d’hommes, surtout, mais il y a aussi des femmes. Car, oui, ce métier extrêmement difficile physiquement (chaque casier pèse entre 80 et 100 lb, vide) les attire aussi : certaines sont même capitaines et propriétaires de leur bateau ! Marie-Josée Doyle a commencé il y a 25 ans, « pour changer du travail à l’usine » : elle sera 54 jours sur l’eau avec son mari et son fils. « J’aime ça, être dehors ! » « C’est surtout dur à cause de la météo, qui peut être vraiment rough, dit Marilyn Keating, 34 ans. Mais on est capables de faire le même travail que les hommes. »

17 h : les derniers préparatifs

La quasi-totalité des bateaux de pêche sont à quai. Chargés de caisses. Prêts à partir. Maxime Cyr, lui, visse encore un dernier boulon sur le Nathan Emma, le bateau qu’il a construit pendant l’hiver. « J’ai jamais vu ça, être aussi à la dernière minute ! ne peut s’empêcher de lancer sa tante, Blandine, à la fois mère, femme, fille et petite-fille de pêcheur. Il n’a pas dormi depuis un mois pour finir à temps, mais heureusement que la pêche a été retardée, sinon je ne sais pas comment il aurait fait pour charger les cages à temps. » Toute la famille est venue voir le bateau sortir de l’atelier. En retenant son souffle pour que tout soit parfait : du temps pour les correctifs, il n’en reste plus.

19 h : la bénédiction

L’église de Grande-Entrée est pleine, comme jamais le reste de l’année, sauf peut-être à Noël. Et encore. La tradition, c’est la tradition : les pêcheurs et leurs familles sont venus assister à une messe extraordinaire pour la mise à l’eau des cages. L’évêque de Gaspé officie avec les deux autres prêtres des Îles : l’un de la Colombie, l’autre du Bénin (la pénurie de main-d’œuvre locale n’épargne aucun secteur ici !). Pendant la cérémonie, on fait l’« appel à la vigie » des 115 homardiers et les pêcheurs se lèvent un à un, signe qu’ils s’engagent à veiller les uns sur les autres. On chante, mais l’ambiance n’est pas encore à la fête. On évoque les marins disparus en mer, des amis, des parents. Chacun reçoit un porte-bonheur fabriqué par les bénévoles du village avant de filer au quai pour la bénédiction des bateaux et des fichus cordages, responsables de tant d’accidents. Une couronne de fleurs est lancée à l’eau en souvenir des hommes que la mer a pris. Les mines sont graves, fatiguées.

Samedi 4 mai

4 h : la mise à l’eau

La mer est d’encre. Le ciel, sans étoiles. Sans vent. Sans pluie. La météo serait parfaite si ce n’était de cette épaisse brume qui enveloppe tout d’un voile opaque. Mais qu’importe, les quais de Grande-Entrée sont bondés : 115 bateaux partiront d’ici sur le coup de 5 h. Des enfants qui devraient dormir à cette heure courent à la recherche du bateau de papa ou de grand-papa ; les mères et les amoureuses sont venues offrir un dernier baiser, un dernier encouragement. « Regarde le bateau de mon chum, il est vraiment sharp. On dirait un bateau de pirate », lance une fille à peine sortie de l’adolescence à ses amies. On croise quelques touristes, aussi, à l’accent français ou québécois. « Je ne connais pas de pêcheurs, mais je viens ici presque chaque année, c’est beau, émouvant de voir tous les bateaux partir en même temps », raconte Gisèle Painchaud, qui habite aux Îles depuis 25 ans. À 4 h 45, des feux d’artifice pétaradent. « Il y a beaucoup de fébrilité au départ, remarque Robert Saint-Onge, dont un fils sera aide-pêcheur pour la première fois cette saison. Quand il y a des accidents, c’est le premier jour, des bateaux se tamponnent. » Pas cette fois.

9 h : le deuxième voyage

La plupart des pêcheurs transportent leurs cages au large en deux voyages. Le deuxième est un peu plus court : le capitaine Daniel Miousse en profite pour emmener ses enfants de 5 et 8 ans, Jaëlle et Noah. « C’est ma première fois ! », dit fièrement Noah. Collé contre son père, il regarde les écrans permettant d’ausculter les fonds marins et de trouver l’endroit idéal pour larguer les cages. Le radar annonce un bateau là, devant, « tout près », qu’on ne verra jamais à cause de la brume. « Sans ces appareils, on ne serait jamais partis ce matin », dit Daniel. Il faudra près de trois heures pour déposer la centaine de casiers restants. Noah a le privilège de lancer la dernière bouée à la mer, avant d’engouffrer un pogo : on ne rapportera rien, absolument rien de cette journée, car Pêches et Océans interdit de lever les cages avant mardi matin. Maintenant, c’est l’heure d’un repos bien mérité. Les neuf semaines les plus intenses de l’année pour des centaines de familles viennent de commencer : les touristes, eux, pourront se régaler tout bientôt.