Il fait encore nuit noire. Sur le petit balcon du refuge Mittellegi, la guide suisse Sigi Schönthal vérifie l’équipement de sa cliente puis l’entraîne sur l’étroite crête qui les mènera au sommet de l’Eiger.

Sigi Schönthal est une rareté : une guide de montagne certifiée dans un monde encore très masculin. C’est vrai en Suisse, c’est aussi vrai au Canada.

« La proportion de femmes chez les guides de montagne au Canada est d’environ 10 %, indique Peter Tucker, directeur général de l’Association canadienne des guides de montagne (ACGM). Pourquoi cette situation ? C’est quelque chose qu’on regarde depuis quelques années. »

Il voit deux grandes barrières, la première étant physique.

La formation pour devenir guide d’alpinisme est plus difficile physiquement que celles qui mènent à la certification de guide de ski d’arrière-pays ou de guide d’escalade. Pour une femme, ça peut être intimidant.

Peter Tucker

Or, il y a des femmes qui sont guides d’alpinisme. C’est donc quelque chose qui est accessible.

« Il y a des femmes qui ne s’essaient même pas alors qu’elles pourraient très bien se débrouiller, affirme M. Tucker. La barrière devient alors psychologique. »

On pourrait penser qu’il faut avoir un certain poids pour être capable de retenir un client qui glisserait dans le vide.

« Ça pouvait être le cas dans le passé, quand le guide s’enroulait une corde autour de la taille et que le client avait aussi une corde autour de la taille. Mais ce n’est plus comme ça que ça fonctionne. Les systèmes que nous utilisons, la formation que nous offrons sont tels que le guide peut garder son client en sécurité même s’il y a une différence significative de poids entre les deux. »

Barrière culturelle

La deuxième grande barrière que voit M. Tucker est d’ordre culturel, une barrière que l’ACGM espère pouvoir contrôler un jour.

« Pendant des années, la culture de guides de montagne a été dominée par les hommes. Ça remonte probablement au temps où le chemin de fer du Canadian Pacific nous amenait des guides de l’Europe. Tous les fondateurs de l’ACGM étaient des hommes. »

L’association a mis sur pied un comité pour apporter davantage de diversité et d’inclusion dans la profession.

« On ne parle pas uniquement de femmes, mais aussi de personnes de couleur ou de membres de la communauté LGBTQ, qui sont peu nombreux à se joindre à notre association. »

Il y a cependant du travail à faire. L’ACGM a fait circuler l’année dernière un petit sondage sur les clients de guide de montagne (la certification de guide de montage comprend la certification de guide d’alpinisme et celle de guide de ski d’arrière-pays).

« Les résultats nous montrent qu’il y a, dans certains cas, un préjugé sexiste à l’égard des guides de montagne féminines, raconte M. Tucker. Nous avons surtout vu cela lorsqu’il était question de ski motorisé, comme de l’héli-ski ou du cat-ski. Les gens paient énormément d’argent pour cela et ils croient qu’ils devraient en avoir pour leur argent. Mais nos femmes guides sont extraordinaires et je sais que si ces hommes avaient une expérience avec elles, ils changeraient totalement d’idée. »

Il fait valoir qu’il y a souvent une différence entre la façon de guider d’un homme ou d’une femme : cette dernière est souvent plus empathique.

« C’est un pouvoir énorme. »

L’ACGM certifie également des guides de randonnée : dans cette filière, la proportion de femmes avoisine les 40 %.

Renée-Claude Bastien est certifiée guide de randonnée auprès de l’ACGM. Elle est également coordonnatrice du programme de guide de tourisme d’aventure au cégep de Saint-Laurent. « Dans le programme, il y a généralement plus de garçons que de filles, mais à quelques occasions, c’était presque à parité », affirme-t-elle.

Le métier de guide de plein air attire les femmes, mais plusieurs facteurs font en sorte qu’elles ne se lancent pas ou qu’elles changent d’orientation à plus ou moins brève échéance.

Qu’on soit un garçon ou une fille, à la base, c’est un métier exigeant, tant d’un point de vue physique que d’un point de vue de disponibilité. Avec Instagram, tout le monde veut aller jouer dehors, tout le monde veut s’en faire une vie, mais quand on entre réellement là-dedans, quand on a investi des années à se bâtir une profession, on se rend compte qu’on est bien plus souvent dans ses valises qu’à la maison.

Renée-Claude Bastien

Il y a aussi une réalité économique. Au début, il est difficile de faire sa place, de trouver de bons contrats, des contrats payants, des contrats récurrents.

La famille

Mais c’est lorsque vient le temps de fonder une famille que les difficultés s’accumulent.

« On a beau dire qu’on veut l’équité, la parité, tout ça, il reste que la femme ne peut pas considérer de partir six mois pour faire son métier pendant les premières années de l’enfant », affirme Mme Bastien.

Cela restreint le choix des femmes, qui vont peut-être se concentrer sur des contrats à la journée ou à la demi-journée.

« Ces emplois-là sont souvent moins payants, moins intéressants. »

D’autres se tourneront vers la formation ou des secteurs connexes. Conséquence : il n’y a pas une grande représentation des femmes dans le métier. Il n’y a donc pas d’effet d’entraînement.

Lori Ouellet, professeure au baccalauréat en intervention plein air à l’Université du Québec à Chicoutimi, étudie justement la question dans le cadre de son doctorat. Elle parle d’un contexte culturel. « Un des déterminants est la socialisation sportive et la socialisation au plein air, explique-t-elle. Les filles qui font partie de nos cohortes ont été socialisées très jeunes au sport par la famille : elles ont développé des habiletés physiques et une confiance en ces habiletés. Or, même aujourd’hui, les parents socialisent moins les filles aux sports. »

Elle fait également remarquer que les cégeps, les universités et les écoles de formation ont beaucoup été influencés par le milieu anglo-saxon, soit Outward Bound et le mouvement scout, fondés sur une philosophie et des valeurs masculines. « On valorise la force physique, la prise de risque, la quête héroïque. » 

Le sentiment d’appartenance des femmes en prend un coup.

« Pourtant, c’est une richesse pour les entreprises de plein air d’avoir des filles dans leur équipe, affirme Renée-Claude Bastien. Ça fait des équipes performantes quand il y a des gars et des filles, ça donne une dynamique intéressante, ça amène un lien de confiance. »

PHOTO MARIE TISON, LA PRESSE

Sigi Schönthal au début d’un passage particulièrement difficile avant d’atteindre le refuge Mittellegi, sur l’Eiger

À mi-journée, Sigi Schönthal et sa cliente parviennent au sommet de l’Eiger et redescendent de l’autre côté pour aller prendre le train à la station Junfraujoch. Ainsi, Sigi revient assez tôt chez elle, à Interlaken, pour retrouver sa fillette de deux ans et demi. Pour une guide, un engagement de deux jours pour guider sur l’Eiger, c’est quand même pas mal.