C’est une superbe journée d’hiver, à quelques jours de Noël : le ciel est d’un beau bleu profond, la neige est poudreuse, abondante. Les conditions sont idéales pour une sortie de raquette au parc du Mont-Tremblant.

Le quinquagénaire, à sa première participation avec le groupe, choisit la randonnée la plus facile.

« Il y a une petite montée en commençant, se rappelle l’une des guides responsables du groupe, Marie-Josée. Tout le monde est un peu essoufflé, lui aussi. Je lui conseille de prendre une pause, de manger un peu. On jase, on blague. »

L’homme se remet en route alors que Marie-Josée ferme la marche avec une dame un peu plus lente. Mais rapidement, quelqu’un revient pour lui faire savoir que l’homme s’est effondré sur le sentier.

Lorsqu’elle arrive, Marie-Josée réalise la gravité de la situation. À l’aide d’un walkie-talkie, elle communique avec l’autre guide et commence les manœuvres de réanimation. Les deux guides vont se relayer pendant deux heures en attendant l’arrivée de l’équipe de secours du parc : la neige profonde, le chemin tortueux retardent la progression de la motoneige.

Les deux guides ont suivi des formations en secourisme en région éloignée, ils se sont souvent entraînés, ils savent quoi faire. « Le fait d’être bien formé, ça permet de passer en mode automatique, raconte Marie-Josée. J’étais tellement focus que je n’ai pas laissé les émotions me déranger. »

Mais aucune formation ne peut préparer à ce qui se passe lorsque les efforts sont vains, lorsque la personne ne revient pas à la vie. Ce soir-là, on reconduit Marie-Josée chez sa mère. « Je n’étais pas pour rentrer chez moi. C’est fou, j’avais 28 ans, mais j’avais besoin de ma mère. C’est la seule personne que je voulais voir. »

Culpabilité

L’événement s’est déroulé il y a 12 ans. Malgré le temps qui s’est écoulé, Marie-Josée ne peut s’empêcher de pleurer en racontant les événements.

« Je les ai tellement repassés dans ma tête : y avait-il des indications, des signaux de détresse que j’ai manqués ? C’était un grand costaud, avec une cage thoracique immense, et moi, je suis toute petite. Est-ce que j’y suis allée assez fort ? »

D’un point de vue strictement intellectuel, elle sait bien qu’il n’y avait aucun signe avant-coureur, que les manœuvres étaient appropriées, que les deux guides ont tout donné, mais qu’il était simplement trop tard. « Mais il suffit d’une fente pour que la culpabilité s’infiltre. Chaque Noël, je pense à lui, à sa famille. »

Elle finit par quitter le domaine du plein air. Il lui faudra toutefois une bonne dizaine d’années pour comprendre l’impact réel de cet événement. Un psychologue, consulté pour l’aider à gérer le stress dans un autre emploi, lui parle du syndrome de stress post-traumatique.

« Je me disais : “Ben voyons, c’est pour les gens qui ont été à la guerre.” Mais il ne faut pas minimiser ce que ça peut avoir comme impact. »

Une question de temps

Une sortie en plein air est généralement un événement joyeux. Mais parfois, la tragédie frappe. Une avalanche. Une noyade. Une chute. Une crise cardiaque. Ça peut arriver n’importe quand, lors d’équipées entre amis ou de sorties organisées par des organisations commerciales ou des clubs.

Au Capital Hiking Club, à Washington, c’est un des piliers du groupe, Carmelo Caruana, un colosse de 6 pi 4 po, un retraité de l’armée américaine, qui s’effondre lors d’une randonnée en Virginie. « Nous avons fait des manœuvres de réanimation, nous avons tout essayé, mais il n’y avait plus rien à faire », se rappelle son ami Joe Kolb.

Les secours sont arrivés, mais il était déjà trop tard. C’est M. Kolb qui doit appeler la femme de Carmelo pour l’informer de la tragédie. « Ç’a été très difficile », dit-il après un silence.

Essayer de réanimer quelqu’un en pleine forêt, c’est une tâche terriblement ardue. Il est évidemment important de suivre une formation en secourisme en région éloignée et en réanimation cardiorespiratoire. Mais même avec ces habiletés, le temps est un facteur impitoyable.

Il y a un consensus à travers la planète. S’il n’y a pas d’intervention majeure dans les 10 premières minutes, soit le massage cardiaque et la défibrillation, le taux de réanimation chute dramatiquement.

Hugo Surprenant, fondateur et propriétaire de la firme de formation en secourisme Impact Santé

Il indique qu’après 30 minutes, on peut commencer à envisager sérieusement la possibilité de mettre fin aux manœuvres.

« Mais ça ne veut pas dire qu’on arrête automatiquement. Si on est 10 dans le groupe, on peut décider de se relayer pendant deux heures. En fait, tu travailles avec ceux qui sont vivants, ceux qui auront à vivre avec ce sentiment d’impuissance. Il faut qu’ils sentent qu’ils ont tout donné, jusqu’à l’épuisement. »

Il est aussi important de porter attention aux autres membres du groupe.

« Il faut garder les gens occupés, leur donner des tâches, déclare M. Surprenant. Il y en a un qui prend des notes, un autre qui organise les remplacements pour le massage, un qui commence à organiser l’évacuation. Il ne faut pas garder 10 personnes en plein milieu du bois pendant trois ou quatre heures, qui regardent en état de choc ce qui se passe. »

Aide professionnelle

Il est donc essentiel d’avoir un leader, quelqu’un qui prend les choses en charge. Ce n’est pas une tâche facile. « Est-ce que cette personne a une attitude rassurante ?, demande M. Surprenant. Ou est-ce qu’elle embarque dans une logique de blâme, est-ce qu’elle montre des gens du doigt ? Ce n’est pas le moment. »

Après l’événement, il faut un suivi, un soutien.

La pire chose, c’est de rester dans l’isolement. Souvent, c’est ça que les gens ont tendance à faire. Ils éprouvent des sentiments de culpabilité, parfois une certaine honte. Ils oscillent entre des sentiments d’anxiété, de dépression.

Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec

Certains sombrent dans une « générosité exagérée » pour essayer de compenser. D’autres deviennent surprotecteurs. « Parfois, il faut aller chercher une aide professionnelle, affirme Mme Grou. Il y a aussi tous les groupes de soutien, parce que ce qui va aider beaucoup, c’est de parler à des gens qui ont vécu la même expérience. »

Elle note toutefois que ce n’est pas tout le monde qui compose de la même façon avec le traumatisme.

« Ce n’est pas vrai qu’il faut nécessairement en parler tout de suite après. Il y a des gens qui n’en sont pas capables et pour qui la meilleure façon de se protéger, c’est de prendre un peu de recul par rapport à l’événement et de ne pas le visiter tout de suite. »

Marie-Josée affirme que ça reste des « eaux difficilement navigables ». « Nous n’en avons jamais reparlé de façon profonde et authentique, déplore-t-elle. Le fait d’en parler, ç’aurait été d’avouer que ç’avait été difficile. »