Selon l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), 1,8 milliard de personnes voyageront en 2030, près de trois fois plus qu'en 2000. Un véritable défi pour les villes touristiques, comme nous l'avons constaté le mois dernier à Venise, qui devrait accueillir cette année un record de 30 millions de visiteurs.

Venise victime de son succès

Ville romantique par excellence, Venise a toujours été menacée depuis sa fondation, au Ve siècle. Par les invasions, les maladies, les eaux, la pollution, et maintenant par les touristes! Environ 30 millions de touristes visiteront la Sérénissime cette année. Une affluence qui pose de sérieux problèmes de gestion et qui inquiète jusqu'à l'UNESCO.

«Je suis très inquiète, car je vois ma ville se transformer dans le mauvais sens, et il n'y a aucun signe que ça change en mieux.»

Me Silvia Nordio est vénitienne. Après 15 ans passés à l'extérieur, cette avocate a repris en main l'hôtel familial situé au coeur de Venise. Par amour pour sa ville et parce qu'elle aime accueillir le monde de passage. Et du monde de passage, il n'en manque pas à Venise. Or, sa forte popularité tend à se retourner contre elle.

La vieille cité connaît une hausse fulgurante de sa fréquentation. Cette année, Venise enregistrera 30 millions de visiteurs. Avec la croissance fulgurante du tourisme asiatique, l'UNESCO prévoit que ce nombre doublera d'ici 2030. Pas étonnant que des complexes hôteliers surgissent jusque sur le continent, notamment à Mestre, le «dortoir» de Venise.

Les conséquences de l'affluence

La cote exceptionnelle de Venise a des conséquences. Sur les modes de transport (vaporettos, bateaux-taxis, gondoles), surchargés l'été, ce qui irrite les résidants. Dans les petites rues, bondées. Et pour les finances de la Ville. «Des millions de touristes, ça fait beaucoup de déchets, et ce sont les résidants qui paient», dit Matteo Secchi, fondateur de l'association de citoyens Venessia.com.

«Pendant le carnaval, l'hiver dernier, je suis resté bloqué avec ma fille de 8 ans dans la foule et j'ai eu très peur. Il y avait tellement de monde, c'était incroyable.»

Bien des Vénitiens ne voient pas non plus d'un bon oeil la prolifération des boutiques de souvenirs bon marché et des fast-foods. «Venise a toujours été une ville ouverte, mais la perte d'identité n'est pas acceptable, dit M. Secchi. Deux, trois, quatre restaurants chinois, ça va, mais pas 100!»

Exode des résidants 

Le mécontentement est palpable à Venise. Les manifs sont régulières. Des affiches «Venise est mon avenir» pendent aux fenêtres. Les citoyens ne veulent pas d'une Veniceland et ont alerté l'UNESCO. Beaucoup de résidants quittent la ville. Si le centre historique de Venise comptait 100 000 habitants dans les années 70, ils ne sont plus que 55 400 aujourd'hui. 

«On perd 1000 habitants par an, dit Matteo Secchi. Venise pourrait devenir une sorte de Pompéi, une ville fantôme se résumant à un parc d'attractions.»

L'inflation de l'immobilier, les coûts élevés de la rénovation, un manque de logements sociaux, les salaires modestes des employés (sauf les gondoliers qui gagnent 150 000 euros - 224 000 $ - par an!) et la popularité d'Airbnb forcent des résidants à partir.

«Un logement sur quatre est loué à des touristes», dit Linda Bendali dans son documentaire Venise, récit d'un naufrage annoncé. Une réalité qui frustre les hôteliers et les locataires désargentés.

La municipalité n'a pas encore proposé de solution pour pallier l'exode des résidants, mais elle tente de réduire les effets néfastes du tourisme. Des mesures ont été prises contre les actes d'incivilité. Il est interdit de nager dans les canaux ou de nourrir les pigeons de la place Saint-Marc... même si la police ne fait pas respecter le règlement, avons-nous constaté.

Pour préserver l'identité de Venise, la mairie vient d'interdire tout nouveau restaurant-minute et exige que les restaurants utilisent des produits à 70 % régionaux. Pour limiter l'engorgement de la place Saint-Marc, elle envisage un prix d'entrée ou un contrôle.

«Faire payer est stupide, ça ne résoudra pas le problème, réagit Matteo Secchi. Venise n'est pas un musée. Le contrôle doit se faire à l'extérieur, pas quand les gens sont là.» 

Marco Caberlotto, président de Generazione 90, une association de jeunes résidants, propose un système de réservation pour encadrer les visites quotidiennes. 

Il n'a pas été possible de parler au maire de Venise, Luigi Brugnaro, ni à la conseillère municipale Paola Mar, responsable du Tourisme. «Vous savez, les enjeux économiques sont importants et la Ville n'a pas de planification, dit la résidante Silvia Nordio. Derrière les élus, il y a des intérêts énormes: les chaînes hôtelières internationales, les sociétés de croisières, etc. S'ils voulaient changer les choses, les élus trouveraient un moyen.» 

«Le problème, c'est que l'argent du tourisme ne va pas à la Ville, mais à des intérêts privés ou au Port de Venise», ajoute Tommaso Cacciari, du comité No Grandi Navi («non aux grands navires»). 

L'espoir des Vénitiens réside maintenant dans l'intérêt que ce dossier suscite à l'étranger. L'attention de l'UNESCO et des fondations étrangères qui aident Venise donne espoir, mais le type de tourisme doit aussi changer, croit le verrier d'art Vittorio Costantini. 

«Les vieux magasins d'artisanat ont fermé et la qualité des commerces baisse, dit-il. Il y a beaucoup d'imitation dans la verrerie d'art.» 

«Nous sommes arrivés à un point où nous devons prendre des décisions, ajoute Sandro Trevisanato, président du Venice Terminal Passagieri, qui contrôle le marché des croisières. Je suis optimiste, car je pense que les critiques sont exagérées et que d'ici deux ans, Venise aura trouvé une solution.» 

Quoi qu'il en soit, c'est toujours un énorme plaisir de visiter Venise. Mais l'été, la foule devient vite insupportable. «Je ne comprends pas pourquoi les gens viennent en été, dit Silvia Nordio. Le meilleur moment, c'est janvier ! Il n'y a personne, tout est ouvert, et c'est moitié moins cher!»

Venise sous surveillance de l'UNESCO

Le manque de gouvernance de la Ville de Venise en ce qui a trait aux effets du tourisme de masse préoccupe l'UNESCO. Son Comité du patrimoine mondial a présenté un rapport sévère, l'an dernier, que Venise ne peut ignorer, car plane la menace de placer la cité sur une liste noire. La Presse s'est entretenue sur ce sujet avec Francesco Bandarin, sous-directeur général pour la Culture à l'UNESCO et natif de Venise.

Depuis quand l'UNESCO a-t-elle un oeil sur Venise?

On suit ce dossier depuis longtemps, mais on le regarde en profondeur depuis trois ou quatre ans. On a envoyé une mission. On a rencontré les responsables locaux et, l'an passé, le Comité du patrimoine mondial a présenté un rapport sur la situation.

Quels sujets inquiètent l'UNESCO?

D'abord, le passage des grands bateaux en face de la basilique Saint-Marc, qui est potentiellement dangereux. Et puis, l'utilisation excessive de la ville comme endroit touristique, avec des conséquences sur sa vitalité, le prix des immeubles, etc. Le tourisme occulte tout le reste de l'activité urbaine.

Venise devrait-elle rééquilibrer les fonctions touristiques par rapport aux autres activités?

Oui, si l'on veut que la ville soit vivante. On ne peut gérer une ville au jour le jour, sinon on est victime des forces du marché. La ville est gérée par Airbnb, et pas par la municipalité! New York a négocié avec Airbnb et a mis des limites. Pourquoi donner à une application internet la gestion de Venise?

La Ville profite quand même du tourisme...

Les profits vont dans les poches du privé. Presque rien ne va dans les caisses de la municipalité. Venise est la plus grande destination touristique de la planète, tout en étant au bord de la faillite, c'est absurde. Le maire ne cesse de dire que la Ville a des problèmes financiers. Mais l'argent est là, dans les rues! 

Faut-il limiter l'accès à Venise?

Dans le monde, il y a des systèmes de réservation comme à l'Alhambra, à Grenade, ou dans n'importe quel lieu touristique aux États-Unis. La réservation est un des outils. Il faut une politique touristique et une vision à long terme. Venise a été énormément financée pour être restaurée. La défense contre les marées a coûté 5 milliards. Mais tout ça, c'est la sauvegarde de la coquille, pas du contenu!

Que demande l'UNESCO à Venise?

Le Comité a demandé au maire Brugnaro et au gouvernement de répondre à nos questions. Le maire est venu à l'UNESCO en janvier. Il y a eu une prise de conscience, mais on n'a répondu que partiellement à nos demandes. Il doit y avoir une stratégie à long terme.

La Ville de Venise a pris quelques décisions au cours des dernières semaines. Aurait-elle peur d'être mise sur une liste noire?

Le Comité a été clair et a dit à Venise que si elle ne met pas en place des mesures, elle sera placée sur la liste du patrimoine en péril, une liste avec laquelle on signale à la communauté internationale que la situation est grave. 

Cela peut-il avoir des conséquences pour la ville?

Pour un maire, être mis sur une telle liste pour manque de gouvernance, c'est grave. Cela dit, ce n'est pas le maire, le coupable, mais un système très moderne, lié à l'internet, qui a ouvert des brèches et pris le pouvoir. On a mis le doigt sur la blessure et on espère une renaissance de la gouvernance.

Photo Éric Clément, La Presse

Un vaporetto (transport collectif vénitien) croise un grand paquebot dans la lagune de Venise, le mois dernier.

L'effet boomerang du tourisme

Venise n'est pas la seule ville au monde à être aux prises avec un tourisme envahissant. Voici certains enjeux auxquels les endroits «trop» populaires sont confrontés - ainsi que quelques pistes de solution. - Sophie Ouimet

Ras-le-bol des résidants

Depuis les Jeux olympiques de 1992, la popularité de Barcelone comme destination touristique ne fait qu'augmenter. Jusqu'au point où aujourd'hui, la capitale catalane essaie plutôt de renverser la vapeur. Depuis deux ans, la mairesse de gauche Ada Colau a pris des mesures draconiennes pour endiguer le flot de visiteurs, d'abord en mettant un frein aux nouveaux établissements hôteliers, puis en serrant la vis aux plateformes de location comme Airbnb et HomeAway. Au large de l'Espagne, dans les îles Baléares, les habitants de Majorque sont aussi excédés par la masse de vacanciers, et ils l'ont fait savoir à coup de graffitis exhortant les touristes à rentrer chez eux.

Exode de la population... ou des touristes?

Comme à Venise, des résidants de Barcelone fuient le centre, faute de pouvoir payer les loyers trop élevés. Car si l'industrie est lucrative pour le commerce local, les habitants, eux, en subissent surtout les contrecoups économiques, en plus de composer avec les comportements parfois grossiers des fêtards. À Amsterdam, qui a reçu 17 millions de visiteurs en 2015, on a fait l'inverse: on a plutôt suggéré aux visiteurs de trouver logis à l'extérieur de la ville.

Écosystèmes en danger

C'est bien connu, l'intégrité des ressources naturelles est menacée par les touristes qui foulent leur sol. Puisque la planète ne rajeunit pas, de nouveaux endroits à protéger s'ajoutent sans cesse à la liste, qui compte déjà des lieux comme le Machu Picchu et les îles Galápagos. À Cinque Terre, en Italie, on a limité le nombre de visiteurs, tandis que le Bhoutan exige des frais de séjour. L'Islande, qui a connu une explosion du tourisme au cours des dernières années, doit aussi absorber l'arrivée massive d'étrangers sur son territoire, en plus d'adapter ses infrastructures à cette croissance exponentielle.

Fuir la menace

Au fur et à mesure que des villes sont victimes d'attentats, les touristes ont tendance à se rabattre sur des endroits perçus comme plus sécuritaires. Au cours des dernières années, les voyageurs ont délaissé le Maghreb et la Turquie au profit de pays comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal, créant une pression supplémentaire sur ces destinations déjà très prisées. L'insécurité engendrée par les événements plus récents de Paris et de Londres risque aussi de laisser une empreinte sur le tourisme dans ces régions.

- Avec le Courrier international, Le Point et Le Figaro

Photo archives AFP

La popularité de Barcelone est aujourd'hui telle que la capitale catalane tente désormais de limiter la venue des touristes.