Au printemps 1973 naissait le premier Guide du Routard pour voyageurs fauchés en quête de bons plans. Quarante ans et 40 millions d'exemplaires plus tard, le Routard est installé en tête des ventes de guides en France, porté par un public fidèle.

Tout commence en 1972. Philippe Gloaguen, fils d'instituteur et étudiant en école de commerce, se rêve en reporter chez Paris Match. «Mais je n'ai pas réussi à franchir le barrage des hôtesses à l'accueil», raconte à l'AFP le sexagénaire aux cheveux blancs.

Il convainc deux revues (Actuel et Pilote) du bien-fondé d'un reportage sur la Route des Indes et, après deux mois et demi de pérégrinations incluant auto-stop et notes de frais a minima, il publie son roadtrip. Le ton décalé séduit.

Le premier guide paraît en avril 1973 chez un petit éditeur, Gedalge, après avoir été refusé 19 fois ailleurs. Il se vendra à 8500 exemplaires.

«L'idée du Routard était de voyager pas cher, en rencontrant les populations: on recherchait les bistrots sympas plutôt que les vieilles pierres et les musées. On a toujours conservé cet esprit», explique M. Gloaguen.

Un peu comme le Lonely Planet, guide anglophone né la même année.

«Le Routard est tombé au bon moment. Les charters avaient démarré depuis quelques années (1967). Les gens peu fortunés partaient avec des billets pas chers et cherchaient des hôtels et des restaurants abordables», dit Gloaguen.

Mais à peine lancé, le Routard manque de périr: un autobus écrase l'éditeur et entraîne la faillite de Gedalge.

Un soldeur rachète les 1500 guides non vendus et les écoule sans peine. Il contacte alors l'auteur et le met en relation avec Hachette, éditeur des Guides bleus. Hachette signe.

Rebaptisé «Le Routard» pour ses 40 ans cette année, le guide est aujourd'hui le plus vendu en France, avec 2,5 millions d'exemplaires annuels. La gamme compte 150 titres, à 13 euros en moyenne, et des éditions en italien, espagnol et néerlandais.

Le monde en bandoulière

Sur la couverture, le baroudeur aux cheveux longs des années 70-80 imaginé par le dessinateur Solé a été ratiboisé, mais porte toujours le monde en bandoulière tel un gros sac à dos.

Pour 2013, Philippe Gloaguen table sur un chiffre d'affaires de 32 millions d'euros.

Il est à la fois le directeur de collection, l'heureux propriétaire de la marque «Routard» et l'unique auteur mentionné dans les guides. Ce qui lui assure probablement l'un des plus beaux revenus du marché du livre en France.

Certains l'ont accusé d'exploiter des rédacteurs mal payés. Philippe Gloaguen rétorque que le Routard emploie 17 salariés permanents et 80 pigistes «payés entre 110 et 155 euros par jour, plus note de frais, ce qui est plutôt au-dessus du marché».

Pour les hôteliers et les restaurateurs, une mention dans le Routard est précieuse, elle draine «20 à 30%» de recettes supplémentaires, «hors Paris et grandes villes», assure M. Gloaguen.

Face aux détracteurs du Routard qui jugent les descriptions culturelles trop succinctes et certaines adresses décevantes, les fans (dont beaucoup de moins de 35 ans) défendent le ton décontracté et humaniste de l'ouvrage.

Qui vaut parfois quelques tracas

Au Canada il y a 15 ans, «on avait parlé d'une ''cuisine de bûcheron'' pour dire rustique. On ne savait pas que bûcheron était assimilé à un marginal violeur. L'enfer nous est tombé dessus. Il a fallu modifier l'édition», raconte l'auteur.

Le Routard a aussi été boycotté par les Thaïlandais il y a 20 ans pour avoir critiqué leurs salons de massage très spéciaux, dit-il.

Il évoque également «quelques menaces de mort» liées au guide sur la Corse.

La ligne rouge ? L'équipe du Routard refuse de traiter «les pays dangereux» comme la Colombie ou le Venezuela, «pour ne pas inciter à y voyager». «Le Mali vient d'être stoppé», dit M. Gloaguen. Aucun Routard non plus sur «les pays qu'on ne sent pas», comme l'Arabie saoudite ou Abou Dhabi, dit-il.

Au fil du temps, le guide a adapté ses adresses à l'évolution de son public. «On a aujourd'hui une clientèle très CSP+, des profs, des intellos, des gens qui veulent aussi des hôtels de charme. On fait aussi des guides thématiques, on a même un guide gastronomique, le Routard des grands chefs...»

L'avenir ? Le Routard a lancé 10 applications pour téléphones intelligents, consacrées à de grandes villes d'Europe (Londres, Paris, Barcelone...)

Mais Philippe Gloaguen, qu'une bataille gagnée contre une tumeur osseuse a rendu profondément optimiste, croit dur comme fer «dans le papier» face à internet: «le guide papier est l'outil le plus nomade qui soit, il supporte le sable, vous pouvez le déchirer, le stabiloter (sic), pas besoin de batterie ni de prise pour le recharger, il se lit dans n'importe quelles conditions, et il n'est pas cher».

Si fléchissement des ventes il y a, c'est uniquement à cause du Printemps arabe, assure M. Gloaguen. Les guides Tunisie, Maroc et Égypte ont dégringolé sans que la hausse des ventes Italie, Espagne, Grèce et Portugal suffise à compenser. Le trou est de 20 000 exemplaires par an depuis 2011.

Photo RelaxNews

Philippe Gloaguen