Pour les Londoniens, c’est un bâtiment emblématique du paysage urbain. Pour le reste du monde, c’est la pochette d’un célèbre album de Pink Floyd. Quarante ans après sa fermeture, l’ancienne centrale électrique de Battersea renaît sous forme de centre commercial et d’immeubles de bureaux. Un évènement pour le tourisme. Une erreur pour les amoureux de patrimoine.

Une transformation qui divise

PHOTO BRENDAN BELL, FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

Tout un quartier a été construit à proximité de l’ancienne centrale électrique.

C’est ce qu’on appelle un sauvetage en bonne et due forme.

Il y a encore 10 ans, l’ancienne centrale électrique de Battersea était à l’abandon, quasiment prête à s’écrouler. Il y avait alors peu d’espoir pour la survie de ce bâtiment londonien emblématique des années 1930, rendu mondialement célèbre par la pochette du disque Animals, de Pink Floyd, en 1977.

Or voilà que cette icône du paysage urbain britannique ressuscite, quatre décennies après sa fermeture, sous la forme d’un centre commercial, de condos de luxe et d’immeubles de bureaux.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Vue de l’intérieur du centre commercial, qui abrite plus de 200 boutiques, avec un penchant pour le haut de gamme

Inaugurée à la mi-octobre, cette version restaurée de la centrale électrique n’a pas manqué de faire le buzz dans les médias. Certains ont exprimé des réserves devant sa récupération commerciale. Mais on ne peut nier que son offre est diversifiée.

Le site compte plus de 200 boutiques, avec un penchant pour le haut de gamme. Fringues, parfums, produits de beauté, montres de luxe, voitures et motos électriques… On peut aussi s’y retrouver pour un café, un verre, une bouffe au resto, voire une nuit à l’hôtel. Sans oublier le volet culturel, avec ses deux salles de cinéma, son théâtre, ses deux musées gratuits (l’un consacré à l’histoire de la centrale, l’autre à son impact culturel) et sa patinoire extérieure, aux abords de la Tamise.

PHOTO HENRY NICHOLLS, REUTERS

Un ascenseur a été installé dans l’une des quatre célèbres cheminées blanches du bâtiment.

Cerise sur le gâteau : un ascenseur a été installé dans l’une des quatre célèbres cheminées blanches du bâtiment, offrant pour 16 livres sterling (25 $CAN) une vue imprenable sur Londres. Le jour de notre visite, cette attraction touristique n’était pas encore ouverte (c’est maintenant chose faite). En revanche, nous avons eu la chance de visiter l’une des anciennes salles de contrôle, restée totalement intacte, avec ses boutons et ses cadrans tout droit sortis d’un vieux film de science-fiction. Retour total dans le futur, le lieu ne sera malheureusement pas ouvert au grand public, mais loué pour de l’évènementiel, d’affaires ou culturel.

Signe d’un indéniable pouvoir d’attraction, 250 000 personnes ont visité les lieux le week-end de son ouverture et on prévoit que 25 millions s’y rendront au cours de la prochaine année. Une station de métro a carrément été construite sur le site, jusqu’ici inaccessible, ce qui facilitera les visites.

« Je crois que tout le monde attendait ce moment, car tout le monde a un lien avec cet édifice, affirme Beau Limbrick, chargée de communications pour la Battersea Central Development Projet. Cet édifice fait partie de notre patrimoine. Le plus important était de le rendre disponible à la population. »

Un projet monumental

  • La centrale en 1950. À l’époque, 
elle n’avait que trois cheminées.

    PHOTO TRINITY MIRROR, 
FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

    La centrale en 1950. À l’époque, 
elle n’avait que trois cheminées.

  • Des employés dans l’une des salles de contrôle

    PHOTO FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

    Des employés dans l’une des salles de contrôle

  • Après des années de négligence, la centrale 
a failli disparaître pour de bon.

    PHOTO FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

    Après des années de négligence, la centrale 
a failli disparaître pour de bon.

  • Au fil des ans, de nombreux projets 
de relance ont avorté.

    PHOTO FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

    Au fil des ans, de nombreux projets 
de relance ont avorté.

  • Des milliards de livres sterling plus tard, 
la centrale a retrouvé de sa superbe… 
mais le projet ne s’attire pas que des éloges.

    PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

    Des milliards de livres sterling plus tard, 
la centrale a retrouvé de sa superbe… 
mais le projet ne s’attire pas que des éloges.

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La survie était pourtant loin d’être assurée pour ce bâtiment industriel notoire, qui est passé par tous les temps avant d’être racheté en 2012 par un consortium malaisien, qui a injecté plus de 9 milliards de livres sterling (14 milliards CAN) dans le projet.

Conçue à l’origine par l’architecte et designer Giles Gilbert Scott, par ailleurs célèbre pour ses emblématiques cabines téléphoniques rouges, la centrale électrique de Battersea a été construite en deux phases entre 1929 et 1955, dans un style qu’on pourrait qualifier d’Art déco post-industriel.

Pendant ses grandes années d’activité, ce monstre de briques rouges alimentait en électricité le cinquième de la capitale britannique, notamment le palais de Buckingham et le parlement de Westminster.

PHOTO FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

Sa silhouette imposante a fini par devenir un jalon du paysage de Londres, même si certains l’ont qualifiée à sa conception de « gigantesque et inutilement laide ».

La suite se résume à une série de projets avortés. À sa fermeture, en 1983, le bâtiment a été privatisé et vendu 1,5 million de livres à un homme d’affaires anglais, qui souhaitait le transformer en parc d’attractions, puis revendu 10 millions de livres en 1993 à un conglomérat de Hong Kong, puis à une société en portefeuille irlandaise pour 400 millions de livres en 2006, avant d’être racheté au même prix par ses propriétaires actuels, un consortium d’investisseurs malaisiens (PNB, Sime DarbyProperty, S P Setia, Employees Provident Fund) qui l’ont finalement remis sur pied après quatre décennies de négligence, en plus de contribuer à hauteur de 300 millions de livres pour le prolongement de la ligne de métro…

Beaucoup de neuf

Les concepteurs disent avoir rénové les lieux dans le plus grand respect. Ils ont pris soin de conserver la structure et une poignée d’éléments de la centrale électrique originale (voir autre texte) en plus de commander 1,75 million de nouvelles briques rouges chez le fabricant d’origine pour la restauration.

PHOTO FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

Mais au-delà de ces touches « vintage », c’est surtout le renouvellement qui frappe.

Outre l’ascenseur, des fenêtres ont été percées dans les façades de côté pour l’éclairage des bureaux (six étages rien que pour Apple). Une esplanade au design sinueux se déploie à l’arrière du bâtiment, ouvrant sur un quartier commercial flambant neuf et deux édifices conçus par l’architecte vedette Frank Gehry. Sans oublier les 200 appartements de luxe construits au sommet de la centrale, allant de 560 000 livres (890 000 $CAN) pour un studio, à 8,4 millions (13,7 millions CAN) pour un appartement-terrasse.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Plaza design à l’arrière du bâtiment, avec deux édifices conçus par l’architecte Frank Gehry

Pour Visit London, ça ne fait pas de doute. Le nouveau quartier autour de l’ancienne centrale de Battersea « est une nouvelle attraction intéressante pour Londres, alors que la ville continue à se réinventer », affirme Laura Citron, directrice de l’organisme phare du tourisme londonien, anticipant une « fréquentation grandissante » des lieux. Pour Vincent M., un visiteur rencontré sur les lieux, venu par curiosité, ce site permettra d’éviter les habituels quartiers londoniens voués au magasinage. « Enfin, plus besoin de se rendre sur Oxford Street », confie-t-il à La Presse.

Cet enthousiasme n’est toutefois pas partagé par tous.

Des voix s’élèvent contre la vocation commerciale et la planification urbanistique du projet, au mépris de l’Histoire et du patrimoine. Et ces critiques sont féroces…

Une série de mauvais choix

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Une vue désormais cachée par de nouveaux immeubles

Pourquoi avoir opté pour un projet commercial, alors que la centrale de Battersea aurait pu devenir un joyau du tourisme industriel ?

« Je suis très content qu’on ait restauré le bâtiment. Mais la façon dont ça a été fait est épouvantable. Ça m’attriste. »

Aubrey Powell ne mâche pas ses mots quand il parle du Battersea Station Development Project. Et il est bien placé pour en parler : c’est lui, le concepteur de la pochette du disque Animals de Pink Floyd, qui a rendu le bâtiment mondialement célèbre en 1977.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

On ne la voit plus aussi bien qu’avant…

Toujours résidant de Londres, le cofondateur de l’agence Hipgnosis regrette que la vue sur l’ancienne centrale soit désormais obstruée par un nouveau complexe résidentiel et commercial qui la ceinture presque complètement.

Ils ont oblitéré le plaisir de voir cet édifice magnifique, qui est là depuis l’entre-deux-guerres et qui est un morceau d’histoire. Le point de vue qu’on avait sur la pochette de Pink Floyd a aussi disparu pour toujours.

Aubrey Powell, concepteur graphique

« Pour être honnête, je trouve offensant qu’on ait laissé cela se produire », ajoute le concepteur graphique de 76 ans, en évoquant une vraie « farce ».

Cette opinion est partagée. Des défenseurs du patrimoine industriel sont montés au créneau pour dénoncer la façon dont on a restauré l’ancienne centrale électrique.

Parmi eux, l’architecte Keith Garner, qui milite depuis des années pour la préservation du bâtiment.

PHOTO JUSTIN TALLIS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Les murs dignes d’un vieux film de science-fiction de l’une des salles de contrôle servent désormais de décor à un bar.

M. Garner se réjouit que les promoteurs aient conservé des éléments de la centrale d’origine, tout particulièrement deux anciennes salles de contrôle, dont les murs dignes d’un vieux film de science-fiction servent désormais de décor à un bar et à une salle à vocation évènementielle.

Pour le reste, « ce qu’ils ont fait est inexcusable », clame-t-il.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

La centrale produisait de l’électricité en brûlant du charbon.

Comme Aubrey Powell, Keith Garner regrette que la centrale ne soit presque plus visible, sinon de la rive opposée de la Tamise. Il dénonce vigoureusement les nombreux ajouts de fenêtres, qui ont « complètement changé la personnalité du bâtiment », et déplore la décision de remplacer les cheminées d’origine. « Elles avaient besoin de réparations, mais ce n’était pas nécessaire de les détruire », insiste-t-il

Ces « modifications » sont d’autant plus inexcusables que la centrale faisait partie des 6 % d’édifices britanniques classés II* (particulièrement importants, d’un intérêt plus que particulier), par l’organisme Heritage England, gardien du patrimoine au Royaume-Uni. « Il est clair qu’ils n’ont pas fait leur travail. Pour moi, ce sont les premiers coupables », accuse encore Keith Garner.

Un compromis inévitable ?

L’architecte regrette encore davantage que le bâtiment ait été sauvegardé à des fins commerciales. On lui rétorque qu’après avoir dépensé 9 milliards de livres en rénovations, il fallait bien que ses propriétaires cherchent un rendement de leur investissement. Et c’est aussi le point de vue de Jonathan Foyle, expert en patrimoine architectural, dont le discours se veut plus pragmatique.

Sans le Battersea Station Development Project, dit-il, la centrale aurait fini par être démolie.

Je suis assez ambivalent sur la question. Je trouve le résultat anodin, avec son centre commercial, ses simulacres de vestiges patrimoniaux et ses appartements-trophées. Mais sans ce choix assumé de développement commercial, comment aurait-on pu subventionner le sauvetage du bâtiment ?

Jonathan Foyle, expert en patrimoine architectural

Depuis le temps qu’il y réfléchit, Keith Garner a la réponse à cette question. Selon lui, le sauvetage de l’édifice aurait pu être financé par l’argent de la loterie nationale, comme cette autre centrale électrique conçue par Giles Gilbert Scott, qui abrite aujourd’hui le musée Tate Modern à Londres.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE

Une autre salle de contrôle, aussi restaurée, a une vocation évènementielle.

Pour en faire un espace culturel ? Pas forcément, répond l’architecte. La centrale électrique de Battersea aurait simplement pu devenir un haut lieu du tourisme industriel, à l’instar de l’ancien complexe de Zollverein, en Allemagne, déclaré joyau du patrimoine mondial de l’UNESCO.

« La centrale de Battersea est très belle. Elle existe de plein droit. Elle n’a pas besoin d’être quelque chose, conclut Keith Garner. Elle aurait juste pu être un parc industriel, avec ses grues, ses chaudières, ses turbines, sa machinerie. Il y aurait eu un attrait culturel. On aurait visité ça. On aurait traîné là. On aurait pris un café, on aurait lu le journal, que sais-je. Je ne veux pas passer pour le grincheux de service. Mais tant qu’à en faire un centre commercial, je me demande si on n’aurait pas simplement dû la foutre par terre… »

PHOTO FOURNIE PAR BATTERSEA POWER STATION

La centrale avant sa transformation par le Battersea Station Development Project

Du grain à moudre pour la Société immobilière du Canada (SIC), propriétaire du gigantesque Silo n5 dans le Vieux-Port de Montréal, dont on ne sait toujours pas quoi faire et qui fait l’objet de tous les fantasmes, depuis sa fermeture en 1994. Hôtel ? Musée ? Témoin de l’ère industrielle ? Toutes les options sont sur la table…

Aubrey Powell : « J’ai eu peur de causer le pire crash aérien de l’histoire ! »

IMAGE FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

La pochette de l’album Animals de Pink Floyd avec la centrale de Battersea

Un cochon gonflable au milieu des quatre cheminées blanches… L’image archiconnue de la pochette d’Animals en a fait fantasmer plus d’un. Son concepteur Aubrey Powell raconte les dessous de sa conception.

Vous avez créé plusieurs pochettes dans votre vie. Où se situe celle d’Animals dans votre palmarès ?

C’est une de mes préférées, à cause de l’histoire qui vient avec. Toute une aventure. Roger Waters [bassiste et leader de Pink Floyd] me dit : « J’ai cet immense cochon gonflable qui fait 40 pieds sur 25. Je veux le faire voler entre les deux cheminées de la centrale de Battersea. » Le 2 décembre 1976, nous sommes débarqués sur le site. Il faisait froid. J’avais huit caméramans et une équipe de tournage dans un hélicoptère. La police devait nous envoyer un tireur d’élite pour faire exploser le cochon en cas de problème. Il ne s’est jamais pointé. Mais les boulons qui tenaient la chaîne du cochon se sont rompus et le cochon s’est envolé à 20 000 pieds dans les airs, en direction de l’aéroport de Heathrow. J’ai eu peur de causer le pire crash aérien de l’histoire !

Vous avez eu le temps de prendre la photo ?

Non, c’est arrivé trop vite. Mais ce jour-là, le ciel était incroyable. Comme une peinture de Turner. J’ai donc pris des photos de la centrale sans le cochon. Le soir, un fermier m’a appelé. Il a dit : « Êtes-vous à la recherche d’un cochon rose géant ? » J’ai dit oui. Il a dit : « Il est dans mon champ, il terrorise mes vaches. » Je ne vous mens pas ! J’ai envoyé une équipe pour le ramener. On a recommencé le lendemain avec des chaînes plus résistantes. Cette fois, ça a marché. Mais le ciel était bleu clair, pas très intéressant. Alors j’ai proposé à Roger de coller le cochon du deuxième jour sur le ciel du premier jour. Il a dit OK, et c’est ce qu’on a fait. La photo qu’on connaît n’existe donc pas en tant que telle. C’est un collage.

Pourquoi ne pas avoir collé le cochon dès le départ ? Vous vous seriez donné moins de mal.

Oui, mais avec Hipgnosis, nous voulions tout faire en vrai. Comme l’homme en feu sur la pochette de Wish You Were Here. Ce n’est pas un montage…

IMAGE FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Pochette de l’album Wish You Were Here

Pourquoi Roger Waters voulait-il précisément ce bâtiment ?

Il aimait l’idée qu’il y ait quatre cheminées parce qu’il y avait quatre personnes dans le groupe. Il aimait l’idée que les quatre cheminées étaient comme quatre pénis en érection. Il aimait l’idée que ça ressemble à une table si on la retournait. Il aimait aussi que cette énorme centrale londonienne commence à tomber en ruine, entourée de poubelles, de voitures cassées, de barbelés, d’anciennes fosses à charbon. Pour lui, ça représentait bien l’album Animals. Le disque est basé sur La ferme des animaux, le livre de George Orwell. Pour Roger, la centrale électrique représentait l’avidité, le pouvoir du gros business. Tout était là.