(Krimml) À plus de 1500 mètres d’altitude, dans l’imposant décor des montagnes autrichiennes, une troupe de comédiens alpinistes redonne vie à l’exode méconnu de milliers de Juifs d’Europe vers la Palestine à l’été 1947.

Les sentiers sont escarpés, les rochers glissants, les cascades vertigineuses : les randonneurs se retrouvent plongés 75 ans en arrière, quand des rescapés de la Shoah ont traversé la frontière clandestinement pour rejoindre l’Italie.

« Il y avait des femmes enceintes, les pères portaient les petits sur leurs épaules sans équipement, c’est une histoire très forte », souffle entre deux scènes la comédienne Céline Nerbl, dans la vallée sauvage de Krimml, non loin de Salzbourg.

Au début de l’été, elle et six autres artistes du « Teatro Caprile » ont rejoué ce drame de l’après-guerre, qui reste peu évoqué dans les livres d’histoire.  

Climat antisémite

En 1947, les armes se sont tues depuis deux ans et l’Autriche est occupé par les puissances victorieuses. Mais l’antisémitisme sévit toujours en Europe de l’Est et les Juifs affluent illégalement.  

« Ils venaient de Pologne, d’Ukraine ou des pays Baltes et devaient fuir car personne ne voulait d’eux après la Seconde Guerre mondiale », rappelle l’historien de la région Rudi Leo, au sujet de ce chapitre tardif du conflit.

Si les Français ont convenu avec Londres de bloquer dans le Tyrol le passage vers la Palestine sous mandat britannique, les Américains gérant la région voisine de Salzbourg, eux, aident les réfugiés à partir.   

Épaulés par l’organisation juive internationale Brichah, ils autorisent entre 5000 et 8000 personnes à passer la frontière, ravitaillant même un alpage en lait frais.

Les candidats au départ, par groupe de 200, arrivent en véhicule au pied de la montagne, puis marchent durant un jour et demi.

C’est le point de départ de la randonnée théâtrale, qui dure huit heures et s’arrête avant la frontière italienne, où les réfugiés étaient pris en charge avant d’embarquer à Gênes pour Haïfa.  

Ces traversées s’achèveront avec la création d’Israël en mai 1948,  lorsque l’immigration devient légale.

« Communion »

« Suivre ce chemin, que ces gens ont foulé », même sur une partie seulement, c’est tenter de « ressentir leur désespoir face à ces montagnes incroyablement escarpées », estime bâton de marche au poing Hans Nerbl, l’un des instigateurs du projet.

Parmi la quarantaine de spectateurs, l’émotion grandit au fil des huit mises en scène distinctes, qui ponctuent l’ascension entre sapins centenaires.

« On a l’impression d’y être » : Marion Mikenda, qui participe à l’expédition avec toute sa famille, « apprécie vraiment cette combinaison » entre travail du corps et de l’esprit propice à la « communion ».  

« Le public doit fournir un effort physique et peut donc concevoir ce que cela signifiait pour les réfugiés de devoir marcher jusqu’ici », explique l’auteur de la pièce, Andreas Kosek, devant une prairie où broutent quelques vaches.  

« Et le fait de reprendre le sentier entre les scènes permet de réfléchir » dans un cadre qui incite au recueillement, juge-t-il, tandis que la troupe entame la mélodie de Shalom Chaverim, un morceau faisant écho au désir de retrouver la paix.

La peine et l’espoir en bagage

Avant 2003, cet épisode de la marche des Juifs n’était connu que des locaux. Cette année-là, le directeur de BNP Paribas à Vienne, Ernst Löschner, en entend parler grâce à un guide de haute montagne.

Emu par leur aventure, il fonde une association pour organiser chaque année une « randonnée de commémoration » auquel le président autrichien Alexander Van der Bellen a participé en 2017, tandis que le Teatro Caprile a commencé de son côté à organiser ces « pièces à pied ».

Des descendants des survivants ont parfois fait le voyage depuis Israël jusque dans cette vallée escarpée pour marcher sur les pas des membres de leur famille.  

Céline Nerbl raconte que l’un d’entre eux « s’est subitement mis à pleurer », en pensant à ses parents, la peine et l’espoir en bagage dans les neiges éternelles.