Nous venions de quitter Juneau lorsque la voix du commandant du Westerdam, Henk Keijer, a retenti sur tous les ponts et dans toutes les cabines du navire.

Il nous a informés qu'une tempête le contraignait à annuler l'escale de Sitka. L'entrée du port, trop étroite, rend la manoeuvre risquée lorsque la mer est trop agitée.

À la salle à manger et dans les coursives, la déception se lisait sur tous les visages. Il avait plu pendant que le navire évoluait dans Glacier Bay, qui est le plus grand fjord du monde, et la grisaille nous avait empêchés de prendre la pleine mesure de la beauté des murs de glace en forme de tuyaux d'orgue qui constituent les pieds des glaciers John-Hopkins et Margerie.

À Juneau, plusieurs excursions, dont celle qui devait m'amener en hélicoptère marcher sur le glacier Mendenhall, avaient été annulées. La brume avait tiré un rideau opaque sur le sommet des montagnes qui ceinturent la capitale de l'Alaska. Faute de randonnée sur le glacier, je m'étais baladé dans Franklin Street, la rue commerçante bordée de magasins de t-shirts et de souvenirs; j'avais grimpé la côte qui mène au Capitole, un édifice qui serait passé inaperçu, s'il n'avait été paré de quatre colonnes de grès, histoire de lui conférer un peu de dignité. Et j'avais photographié la maison du gouverneur, une belle demeure blanche, de style colonial, depuis peu abandonnée par sa locataire la plus célèbre, Sarah Palin.

Nous n'avions connu que du mauvais temps depuis que le navire de la Holland America avait quitté Seattle, trois jours plus tôt, et voilà que le commandant nous promettait une autre journée maussade et nous annonçait que nous ne verrions pas Sitka, l'ancienne capitale russe de l'Alaska, avec son héritage patrimonial de l'époque tsariste! Mais le lendemain, la déception s'est muée en émerveillement.

Le commandant avait remplacé l'escale par une journée de navigation dans le Tracy Arm, un des grands fjords du passage intérieur (cette partie de la côte de l'Alaska protégée des fureurs de l'océan par un chapelet d'îles).

Imaginez un fjord trois fois plus étroit que le Saguenay et aux parois deux ou trois fois plus hautes! Des crêtes empanachées de neige et de coulées de glace. Des eaux, auxquelles les sédiments confèrent des reflets d'émeraude, qui charrient des milliers de blocs de glace et, parfois, des icebergs! Le fjord fait 50 kilomètres de long et ce n'est qu'un enchaînement de méandres.

Pour négocier les tournants en angles droits qui se succèdent sans répit et esquiver les petits icebergs, le navire avançait au pas de marche. Sa course tenait davantage du slalom que de la navigation. Malgré la pluie, des centaines de passagers étaient sortis sur les ponts ou sur les balcons, car le spectacle était fabuleux. Au pied du glacier Sawyer, des blocs de glace se détachaient pour tomber dans le bras de mer en soulevant d'énormes gerbes d'eau.

Au cours de cette croisière, le mauvais temps nous avait empêchés d'apprécier à leur juste mesure les spectaculaires paysages du sud de l'Alaska. Nous étions en septembre, un mois souvent brumeux et pluvieux, dans cette région du globe.

À défaut de prendre le soleil sur le pont, j'ai profité des installations du navire. Un navire «sage», comme tous les paquebots de la Holland America. Cette compagnie ne mise pas sur les attractions extravagantes et les décors clinquants pour séduire sa clientèle. La décoration se veut sobre et de bon goût.

Et la qualité de la nourriture est une des forces de cette compagnie classée «Premium». Les viandes, surtout, sont excellentes, bien que les sauces qui les accompagnent soient un peu trop sucrées. Cette semaine-là, un chef étranger (Chris Salans, un Franco-Américain qui tient un restaurant gastronomique à Bali) avait été invité à donner des cours de cuisine assortis de dégustations.

Le lendemain de notre incursion dans le Tracy Arm, nous sommes arrivés à Ketchikan, une petite ville pittoresque (la quatrième de l'Alaska, par la taille de sa population : 14 000 habitants) qui revendique le titre de «capitale mondiale du saumon». C'était notre dernière escale dans le plus grand État américain, avant le retour à Seattle, via Victoria, en Colombie-Britannique.