La Presse a récemment visité Montréal en compagnie d'un groupe de touristes aveugles. Du mont Royal à l'île Sainte-Hélène en passant par la ville souterraine, les voyageurs ont découvert avec bonheur les lieux qui ont fait la renommée de la métropole... tout en constatant que la ville est parfois bien mal adaptée à leurs besoins.

Une vingtaine de voyageurs se réunissent dans le lobby d'un hôtel du centre-ville de Montréal. Amar Latif, leader du groupe et fondateur de l'entreprise Traveleyes, les accueille, souriant. D'une voix forte et énergique, il souhaite au groupe de voyageurs, majoritairement venus d'Angleterre, la bienvenue à Montréal, avec son plus bel accent français. Hannah, son assistante, distribue à la moitié d'entre eux des cartes de la ville. Les autres, aveugles, ne sauraient quoi en faire.

Ce n'est pas avant leur départ vers l'autobus, qui les attend à une centaine de mètres de l'entrée, sous la fine bruine d'un jour gris, qu'un fin observateur pourrait remarquer que plusieurs sont aveugles. Le matin même, chaque personne ayant un handicap visuel a été jumelée à un voyageur voyant pour la matinée. C'est la première fois qu'ils se rencontrent.

«Attention, il y aura devant toi une série de trois marches, qui nous mènent vers le trottoir», dit Susan Vollmar à son voyageur non voyant, Mark Taylor.

Sillonnant les rues du centre-ville, la guide Peggy Wilson donne une leçon d'histoire aux voyageurs. Pendant qu'elle parle, les «voyants», comme on les appelle dans le groupe, expliquent à leurs compagnons aveugles l'architecture, la lumière et l'ambiance du quartier.

«C'est le matin, nous passons devant un café. Les murs sont faits de pierres, grises et massives. Il y a une longue file à l'intérieur, je crois. Des étudiants, surtout», explique un voyageur à sa compagne non voyante.

Premier arrêt: la montagne

Le mont Royal émerge à l'horizon. L'autobus s'y dirige à vive allure. Peggy, la guide, décrit la grandeur du parc. Les voyageurs aveugles tournent la tête dans tous les sens, comme s'ils pouvaient voir ce qui les entoure. En fait, grâce aux détails précis de la guide, c'est comme si c'était le cas.

«Je me sens comme chez moi, en Écosse», s'exclame Sandra Wilson, qui sort de l'autobus et marche d'un pas incertain, déstabilisée par le trottoir craquelé de fissures et le vent frisquet qui balaie le belvédère.

Sandra, âgée de 64 ans, est retraitée. Elle a travaillé toute sa vie dans la fonction publique de sa municipalité.

«C'est ma première fois à Montréal, et je suis déjà amoureuse. Les trottoirs sont difficiles à marcher, mais on y arrive avec de l'aide», dit-elle.

Deuxième arrêt: la ville souterraine

Le groupe retourne au centre-ville. «Ici, les habitants de cette ville peuvent vivre toute une journée sans mettre le nez dehors», explique la guide. Les rires éclatent dans l'autobus.

Arrivés aux promenades de la Cathédrale, rue Sainte-Catherine, les non-voyants profitent de la précieuse aide de leurs pairs voyants pour se faufiler, avant que la pluie ne tombe, à l'intérieur du centre commercial.

«En tant qu'accompagnatrice, je m'assure d'expliquer à Mark l'environnement qui l'entoure. Si on arrive face à un escalier roulant et qu'il n'y a pas d'ascenseur, il doit le savoir. Sinon, il pourrait facilement trébucher», explique Susan Vollmar, qui a travaillé pendant plusieurs années avec la clientèle aveugle en banlieue de Toronto.

Les voyageurs semblent médusés par la description de Peggy de l'ampleur du Montréal souterrain. On leur suggère d'acheter un café dans un restaurant «qui fait la fierté de ce pays». Comprennent-ils qu'ils marchent en fait à l'intérieur d'un centre commercial à l'allure tout à fait normale et que leur café est servi dans une chaîne de restauration rapide?

Troisième arrêt: île Sainte-Hélène

Le groupe retourne ensuite en autobus en direction de l'île Sainte-Hélène, où une photo de groupe sera prise.

En arrivant au parc, Mark Taylor exige un temps de solitude. Il demande à son accompagnatrice de le guider à l'écart du groupe. Une dizaine de mètres plus loin, sur un terrain gazonné, il reste debout. En silence, il écoute le bruit du vent sur les feuilles et le son du fleuve qui gronde, pas loin de là.

«J'aime écouter le bruit d'une ville. Ici, je sais que nous sommes dans une forêt. J'entends les oiseaux», dit-il, la tête tournée vers un arbre où est perché un merle.

Le terrain de l'île Sainte-Hélène n'est pas partout au même niveau, ce qui complique l'aventure pour plusieurs voyageurs. Lorsque vient le temps de prendre la photo, plus bas sur la colline, les «voyants» aident les aveugles à ne pas perdre pied.

Dernier arrêt: le Vieux-Montréal

La visite se termine par une promenade dans le Vieux-Montréal. En passant devant un restaurant, Darren Gresham, un Américain de 37 ans, interrompt la guide. Il a senti l'odeur des frites chaudes, sur une terrasse voisine.

«Oui, on vend de la poutine à côté de nous. C'est un mélange de frites, de fromage en grains et d'une sauce brune, riche et épaisse», décrit Peggy.

Le Vieux-Montréal est une promenade épuisante pour les non-voyants du groupe. C'est la première fois que le groupe sort de l'autobus pour parcourir un quartier de Montréal. Le pavé n'est pas uniforme, et la pierre des trottoirs rend les repères difficiles pour ceux qui se promènent avec une canne.

«Montréal est certainement une ville accessible pour un aveugle qui est accompagné, mais pas pour une personne qui y vient seul», déplore Peggy Wilson, qui travaille comme guide depuis 13 ans.

«Le métro est le pire endroit. Peu d'ascenseurs ou de marqueurs pour les pas dédiés aux non-voyants. Une fois au niveau de la rue, le manque de traverses pour piétons qui ont des signaux sonores est criant. Et puis, lorsqu'on veut manger, je n'ai personnellement jamais vu un restaurant abordable offrir un menu en braille ou en gros caractères», dit-elle.

Photo Ninon Pednault, La Presse

Devant la basilique Notre-Dame, sur la place d'Armes, le groupe s'arrête et remercie la guide. C'est l'heure du lunch. Les voyageurs visiteront Montréal par eux-mêmes pour le reste de la journée. Aidé par des accompagnateurs, tout devient possible pour le groupe d'aveugles. Parfois, des surprises attendent même certains d'entre eux.

«J'ai rencontré ma conjointe lors d'un voyage avec Traveleyes, en août dernier. Elle était ma guide, un avant-midi. On ne s'est depuis plus jamais laissé», raconte Chris Wade, un Anglais de 43 ans, accompagné à nouveau pour ce premier voyage au Canada de sa conjointe Susan.

Aucun obstacle n'est trop grand pour eux. Un pas à la fois, promettent-ils, ils parcourront le monde.

Photo Ninon Pednault, La Presse