Il fait froid, de ce froid assez vif pour que la neige crisse sous les pas et que les joues rougissent sans fard ni compliments. Ce n'est pas tout à fait le genre de temps que les touristes espèrent lorsqu'ils visitent la Baie-des-Chaleurs par milliers, l'été, attirés par les promesses de plages ensoleillées et de baignades en eau chaude. Mais c'est tout à fait celle qui convient pour faire une virée loin, loin des foules, au bout de l'hiver en Gaspésie.

«Tout sera fermé!» «Il n'y aura rien à faire! Rien d'autre à faire que d'avoir froid et de lire dans la chambre d'hôtel!»

Combien de fois a-t-on entendu ce commentaire avant d'annoncer le départ pour une virée hivernale dans la Baie-des-Chaleurs? Carleton-sur-Mer, dans l'imaginaire québécois, ça rime avec juin, juillet, août, septembre et octobre en étirant l'élastique. Rarement avec février ou mars.

Le départ de Montréal s'est fait en appréhendant un peu l'ennui, la valise pleine de bouquins. Près de 1800 km plus tard, les skis auront servi beaucoup, beaucoup plus souvent.

On le comprend dès le début de l'aventure: la Gaspésie en hiver, c'est d'abord une destination pour amoureux du blanc. Celui de la neige encore vierge que skieurs auront plaisir de fouler pour la première fois à Val-d'Irène, près d'Amqui. L'arrêt ici, depuis Montréal, permet de couper la route, mais aussi découvrir l'un des secrets mieux gardés de la région. Les skieurs expérimentés mordront dans la poudreuse du versant nord de la montagne, nullement travaillé mécaniquement, une navette assurant leur retour vers les télésièges du versant sud. L'enneigement est entièrement naturel et a de quoi impressionner: 330 cm étaient tombés fin février, mais le total annuel titille souvent les six mètres. C'est plus qu'assez pour les sentiers de ski de fond serpentant au pied de la montagne, entretenus minimalement, mais suffisants pour s'en mettre plein la vue en termes de forêts enneigées et de rivières gelées.

De là, il ne reste que 150 km à franchir pour rejoindre Carleton-sur-Mer. Le ciel gris n'est pas des plus flatteurs. Les tables à pique-nique sont désertes, laissées en plan sous une épaisse couche de glace. Il fait trop froid pour y manger un sandwich, mais pas pour sortir le thermos de chocolat chaud, car la vue n'est pas moins belle qu'à l'été, loin de là. Le moindre rayon de lumière se répercute sur les îlots de glace de la Baie-des-Chaleurs. Les petites maisons colorées sont plus éclatantes qu'à toute autre période de l'année sur fond de neige.

Il suffit de tourner légèrement la tête pour migrer de la mer à la montagne. Le mont Saint-Joseph paraît plus imposant en cet après-midi de février qu'il ne l'est en réalité, givré, partiellement caché par un épais brouillard. Par temps clair, les raquetteurs s'y élancent pour découvrir, après une petite heure d'efforts, la plus belle vue sur la Baie. Le Nouveau-Brunswick est trop loin pour en voir les côtes. C'est la mer qui s'ouvre devant soi, le lac Baïkal gelé dans l'hiver sibérien. Quand le vent souffle, les plus sportifs viennent y faire du paraski, tirés par un cerf-volant aux couleurs d'été.

Paradis du ski

C'est une surprise, car les associations touristiques misant énormément sur la - payante - industrie de la motoneige. On pense souvent qu'il n'y en a que pour ceux qui carburent à l'essence dans les environs. C'est à peine s'ils relèvent la présence des Arpents Verts, un centre de ski de fond qui rivalise pourtant sans peine avec les centres du mont Saint-Bruno ou d'Oka, offrant 35 km de superbes sentiers de difficultés diverses, qu'ils longent la rivière, à droite puis à gauche au gré d'une multitude de ponceaux, ou qu'ils grimpent dans la montagne. «Les pistes pourraient être mieux entretenues pour le pas de patin», se plaindra un skieur. Peut-être, mais à 5$ et à moins de 10 minutes du centre-ville, il n'y a pas mieux à Montréal ni Québec! À 8h, les pistes sont déjà tracées et le poêle du chalet d'accueil et les petits refuges sont chauds.

Bien sûr, on mentirait en affirmant qu'il y a autant d'animation qu'à l'été. Les casse-croûte affichent presque tous «fermé», plusieurs restaurants et auberges aussi, mais la vie, la vraie, celle de ceux qui y résident à longueur d'année, ne fait pas défaut. Avec son pavillon du cégep de la Gaspésie, Carleton-sur-Mer est une ville étudiante, après tout! Le vendredi soir, la microbrasserie Le Naufrageur ne manque pas d'ambiance, tout en chaleur et en musique. Et puis, en voyageant en basse saison, à moins de tomber sur un tournoi de hockey, on n'aura pas de souci à trouver une chambre d'hôtel avec vue sur le fleuve.

Détour obligé

Ce n'est pas le mont Tremblant, mais à une petite heure de route, la station méconnue de Pin Rouge est celle qui affiche le plus haut dénivelé de l'est de la province, 450 mètres. Un centre idéal pour les familles avec ses 25 pistes de ski alpin de niveaux variés, ses glissades sur tube gratuites et ses quelques sentiers de ski de fond et de raquette le long de la rivière Cascapédia, sans oublier ses 32 chalets rouge, orange, bleu ou jaune pouvant loger quatre personnes au plus près des pentes. Les plus grands ont une cuisine bien équipée, une salle à manger et un salon. Ce n'est pas le grand luxe, mais c'est lumineux, bien tenu et abordable.

N'empêche que pour vraiment prendre le pouls des montagnes de la Gaspésie, un détour par le parc national du même nom s'impose pour s'en mettre plein les mollets. Oubliée, la mer, après New Richmond, sur la route, il n'y en a que pour les sommets des Chic-Chocs vers lesquels la voiture file doucement. Il faut être prudent, les chevreuils d'abord, puis les caribous menacent de croiser violemment notre chemin. La civilisation disparaît peu à peu, jusqu'à ce que pointent entre les sapins enneigés les lumières chaleureuses du gîte du Mont-Albert, où il fera bon poser ses bagages quelques nuitées. C'est la montagne, la grande, la vraie, la dure. Celle des paysages à couper le souffle qui se méritent à grandes suées et se récompensent de festins à la table gourmande de l'hôtel.

Entre mers et montagne

Partir d'ici n'est jamais chose facile, il faut adoucir l'idée d'un retour à Montréal et sa grisaille, en profitant encore un peu du littoral. Car après la montagne, on retrouve le fleuve, là, juste devant soi à Sainte-Anne-des-Monts. On s'y arrêtera pour une bière au pub chez Bass, les yeux rivés dans l'eau ou visiter le si joli magasin général Alexis installé dans le châtelet construit pour un médecin au milieu du XXe siècle, toute en boiseries, vitraux et tourelles.

Les 100 kilomètres suivants vers Matane pourraient bien vous prendre cinq, six, huit heures à parcourir. Ce n'est pas que la route soit en mauvais état, mais au contraire si belle que les arrêts photo s'imposent à chaque virage. Le fleuve est entre deux eaux, ni gelées ni libres, casse-tête de glaces s'entrechoquant sans fin pour créer d'étranges sculptures bleutées. Elles semblent s'être formées il y a une éternité: comment la nature aurait-elle pu créer de telles parois en si peu de temps? Comment le fleuve pourra-t-il s'en libérer avant l'été? Le paysage change sans cesse, les glaces sont blanches ici, bleues là, découpées au couteau sur la nappe d'eau sombre.

La voiture enfile les villages - un clocher, une marina, un casse-croûte, une poissonnerie - à un rythme régulier jusqu'à Matane. En février, les bateaux y sont au repos forcé près du quai. Ils ne rapporteront pas de poissons frais, mais nourriront bien les albums de photos. Le vent souffle fort près du fleuve, moins le long de la rivière Matane menant au petit parc des Îles ou sur l'avenue Saint-Jérôme, prétexte de quelques arrêts gourmands, pour les bons pains de la boulangerie Toujours dimanche, les bières de la microbrasserie ou la table d'hôte du Bistro C.

La virée se poursuit jusqu'au parc du Bic, dernier arrêt essentiel pour les amoureux de plein air qui chausseront leurs skis de fond ou leurs raquettes pour une balade au plus près du fleuve, avec la possibilité d'y dormir au chaud, dans l'une des yourtes équipées de la Sepaq. Les plus urbains se poseront plus près des restaurants et des cafés, à Rimouski, mais pas sans avoir jeté un dernier coup d'oeil au soleil couchant qui enflamme le ciel d'un rouge assez vif pour forcer l'arrêt des passants. «C'est magnifique, non?», demande l'un. «Nous aussi, on a vue sur le fleuve à Montréal...», avance le collègue dans un excès de chauvinisme. Peut-être, mais entre le smog et les lumières des raffineries, l'horizon n'est jamais si dégagé et l'air si pur qu'ici. Cela n'a rien à voir, pour tout dire...

Alors on reprend une grande respiration de cet air du large. La boucle sera bouclée à Montréal dans quelques centaines de kilomètres, sous la pluie et la grisaille. C'est là, finalement, que le bouquins seront les plus utiles.