En 1979, le biologiste Richard Sears a fondé à Longue-Pointe-de-Mingan le premier centre de recherche de la planète consacré à l'étude à long terme du plus grand mammifère du globe: le rorqual bleu. Trente-quatre ans plus tard, la Station de recherche des îles Mingan a étendu son champ d'études à toutes les baleines à fanons qui nagent dans le golfe du Saint-Laurent. Et le public est invité à participer à ces (longues) journées de recherche. Récit d'une expédition en mer pour combler les passionnés.

«Quelqu'un a vidé le Saint-Laurent!»

La remarque est sortie de la bouche de Richard Sears comme une boutade. Depuis le temps qu'il étudie les rorquals entre la Minganie et Anticosti, il sait que les mammifères marins peuvent se faire discrets pendant des heures, voire des jours. C'est le cas aujourd'hui. Après plus de quatre heures à sillonner l'immense territoire en bateau pneumatique, l'équipage a fait chou blanc. Outre une poignée de phoques et deux ou trois marsouins, le carnet d'observation est vide.

Jumelles en main, le biologiste d'origine américaine scrute les environs avec application. Les signes de la présence des cétacés sont nombreux. La couleur de l'eau révèle une haute concentration en krill, à la base de l'alimentation des rorquals. Et plusieurs pétrels dansent sur les eaux. «Souvent, ces oiseaux suivent les baleines...»

À bord du pneumatique, six paires d'yeux balaient l'horizon. Le silence est total, car on entend souvent le souffle des baleines bien avant de les voir.

«Un souffle, à 10h!» Alain Carpentier a été le premier à voir la colonne de vapeur s'élever. Ce Français d'origine travaille à la Station de recherche depuis 15 ans. Capitaine, naturaliste, réparateur de moteurs... c'est aussi lui qui a pour mission de photographier les rorquals.

Pour les chercheurs, cette étape est cruciale. Les photos rapportées des sorties en mer sont ajoutées à la banque de données de la Station de recherche. Il faut des heures pour comparer ces images aux quelque 26 000 photos déjà emmagasinées. L'objectif: identifier avec précision chacun des individus observés. Une tâche fastidieuse, mais essentielle, notamment pour connaître les habitudes migratoires des rorquals.

Certains signes aident grandement l'appariement - les cicatrices ou la forme des nageoires, par exemple. Pour les rorquals à bosse, qui montrent souvent le dessous de leur queue en plongeant, les couleurs et les motifs de la nageoire caudale sont des indices précieux. Pour les rorquals bleus, il faut comparer les taches qui couvrent leur dos bleuté.

Cette fois, c'est un rorqual commun - «un big one!», selon Richard Sears - que le bateau tente d'approcher. Le photographier n'est pas aisé. Le soleil fait contre-jour et empêche de voir la tache marbrée - appelée chevron - qui orne le côté droit de l'animal. Cette tache, différente pour chaque individu, est en quelque sorte l'empreinte digitale chez cette espèce.

Dès que le pneumatique change de cap, le rorqual réagit. Il s'éloigne sous l'eau pendant de longues minutes, puis réapparaît plus loin, 10 minutes plus tard.

Lentement, l'animal s'habitue à la présence du bateau. Il monte à la surface, à quelques mètres du bateau immobilisé, le chevron bien visible, avant de replonger tranquillement. Photo d'identification réussie.

Un autre rorqual perce la surface, tout près. Un deuxième est à ses trousses, comme un bon mâle parti à la conquête d'une femelle.

Cette dernière plonge, laissant derrière elle une traînée orange vif. «De la merde! De la merde!», crie Richard Sears. Alain Carpentier se précipite pour prendre des échantillons, les deux mains dans la mixture malodorante de fèces, d'huile et de sang. Le tout sera envoyé en laboratoire pour être étudié.

Une fois la précieuse matière en sécurité dans une glacière, on fait un peu de surplace pour ne pas barrer la route à notre femelle (ou à son courtisan). Inutile. Le rorqual de plus de 70 tonnes passe doucement sous le bateau. L'ombre sombre de sa tête d'abord, son corps fusiforme, sa queue immense... Un spectacle émouvant, d'une beauté infinie.

Les scientifiques de la Station ont l'habitude. Pas les quatre passagers à bord pour la journée, qui ont les yeux humides, la gorge serrée.

Pour financer ses recherches, la Station invite le grand public à participer aux virées en mer pour voir de près les géants des mers... et partager le savoir des biologistes qui les étudient. Des sorties d'une journée sont proposées. Rien à voir toutefois avec l'observation de baleines comme on la fait à Tadoussac ou à Cape Cod. Le départ se fait à 7h30. Le retour? On ne sait jamais à l'avance, mais il n'est pas rare que les bateaux restent sur l'eau après 17h. Dix heures à bord d'un pneumatique long de sept mètres, sans escale. On prend le lunch (non fourni) sur l'eau. Les pauses pipi? Par-dessus bord. Pied marin essentiel...

Pour les vrais fanas, la Station offre aussi des stages d'une semaine, pendant lesquels on peut observer les activités de recherche (et même y participer), tant en mer que sur terre: prise de notes, appariement de photos, biopsie pour déterminer le sexe ou le taux de produits toxiques dans la chair des animaux, collecte de matière organique.

Les baleines se sont faites rares en début de journée, mais rapidement, le carnet d'observation s'est rempli. Après 12 heures sur l'eau, l'équipage a croisé une vingtaine de rorquals communs et quelques petits rorquals. Un rorqual à bosses, qui a dressé sa queue vers le ciel en plongeant. Un rorqual bleu aussi, qui a lancé son souffle puissant, au loin. Impossible toutefois de l'approcher. «C'est Trauma, une femelle qui a sûrement été heurtée par un bateau, explique Alain Carpentier. Son flanc gauche est défoncé. Elle est craintive avec les bateaux.» Comme les rorquals bleus peuvent passer de 15 à 20 minutes sous l'eau (et atteindre une vitesse de pointe de 40 km/h), la quête est perdue d'avance.

Trauma n'était pas passée par la Côte-Nord depuis quelques années. Où était-elle? Personne ne le sait. Même pour un scientifique comme Richard Sears, reconnu internationalement pour ses travaux, plusieurs questions restent sans réponse. De ce que font les baleines entre deux souffles à la surface, on sait peu de choses. Leurs taux de reproduction et de mortalité demeurent des mystères.

L'impact de l'activité humaine sur ces fragiles mastodontes marins reste aussi très peu connu. Au moment où des entreprises pétrolières sondent le sol de l'île d'Anticosti à la recherche de combustible, Richard Sears s'inquiète: «Ça peut avoir un énorme effet sur ce qui va se passer dans le Saint-Laurent, dans un secteur pour lequel on a encore très peu de données, d'Anticosti au détroit de Cabot. Et si les sociétés trouvent du pétrole, on ne sait pas comment elles vont le transporter. Est-ce que ce sera de petits bateaux qui vont venir s'approvisionner? Ces bateaux sont moins réglementés, et ils vont passer directement où vivent les poissons, les pétoncles, les baleines. Il y a un travail important à faire. Très rapidement.»

La Station de recherche des îles Mingan a de quoi rester occupée.