Un pêcheur et un guide. Un objectif: un grand chelem. Prendre quatre poissons d'espèces différentes en une seule journée dans un même lac. Nous l'avons presque fait. Mais cet objectif est devenu banal, parce que nous nous sommes retrouvés au centre d'une extraordinaire histoire de pêche dont on parlera longtemps à la Réserve Beauchêne au Témiscamingue. Celle de l'achigan bedonnant.

Marc Boisvert guide des pêcheurs depuis cinq ans à la Réserve Beauchêne, une pourvoirie de luxe située en pleine forêt à 35 minutes de la ville de Témiscaming. Ce trentenaire hyperactif est sûr de lui: «On va prendre du poisson aujourd'hui», nous promet-il en enfonçant son chapeau de cowboy sur sa tête.

Le lac Beauchêne est réputé pour ses poissons trophées. Les propriétaires imposent d'ailleurs des règles strictes de remise à l'eau. Les achigans à petite bouche retournent tous à l'eau. Les pêcheurs ne gardent que les autres poissons pour leur repas du soir, pourvu qu'ils respectent des tailles précises. Il est aussi interdit d'en rapporter chez soi.

Un cadre strict aux effets tangibles. Les achigans à petite bouche d'un poids moyens de 2 livres sont nombreux, comme les touladis de 3 à 5 livres, les dorés de 2 à 4 livres et les brochets de 5 à 7 livres. Des légendes de la pêche y lancent leur ligne comme Bob Izumi, animateur d'une émission télévisée en anglais depuis plus de 25 ans que l'on a pu rencontrer sur place. «J'adore cet endroit», nous a-t-il confié.

Le doré jaune et le touladi



Le premier arrêt vise à capturer des dorés le long d'une île. Sur le chemin, une femelle huard sur son nid nous montre ses ailes. C'est parti pour plusieurs tentatives à la dandinette (jig en anglais) avec des sangsues vivantes. Irrésistibles pour un doré, selon Marc. La demi-heure suivante lui donne raison: nous attrapons trois dorés. Nous en gardons deux pour le souper. La chair délicate et blanche du doré en fait l'un des meilleurs poissons d'eau douce.

Excités par l'idée de réussir un grand chelem, nous repartons sur-le-champ pour une autre proie, le touladi, aussi appelé «truite grise». «C'est un temps parfait, on va en prendre un d'ici cinq minutes», prédit notre guide, éternel optimiste.

Pour y arriver, nous traînons en profondeur de grosses cuillères avec des trépieds. Il faut attendre une heure pour la première prise. Un poisson d'environ 2 livres. «Une petite grise, on la remet à l'eau», se désole Marc. La pêche au touladi s'avère plus difficile que prévu. On se consolera plus tard dans la journée avec un poisson d'environ 5 livres en rentrant pour le souper.

L'achigan à petite bouche

Le temps d'un dîner sur la plage, nous repartons aussitôt vers une pointe abritant des achigans à petite bouche. Ces poissons aiment se cacher autour des rochers submergés en eau peu profonde. Debout sur la proue du bateau, Marc trouve les poissons et dirige nos lancers. L'espace d'un instant, le vent, le soleil brûlant et les eaux limpides donnent le sentiment d'être sur un haut fond quelque part dans une mer tropicale.

Le dos d'un énorme achigan nous sort de nos rêveries. «Regarde le gros bass», s'écrie Marc de sa voix rauque. Le poisson reçoit aussitôt devant lui nos vers souples artificiels. La bête mord instantanément à la ligne du guide. L'achigan saute à plusieurs reprises. Il faut garder la ligne tendue, le poisson d'une couleur allant du brun doré au vert pourrait se détacher à la première occasion. Nous le puisons le temps de voir qu'il s'agit d'un poisson d'environ 20 pouces (50 cm) d'un poids quelque part entre 3 et 4 livres (environ 1,5 kg).

Quelques lancers plus tard, un autre poisson mord. Il est aussi gros que le précédent. La bête fait encore des pirouettes dans tous les sens. L'euphorie nous gagne de nouveau, mais cette fois il y a aussi de la stupéfaction. L'achigan a un ventre énorme (photo A). Il est si gonflé qu'on dirait qu'il a mangé un pamplemousse tout rond. «Je n'ai jamais vu quelque chose de semblable», s'exclame Marc.

Les spéculations vont bon train. Impossible de vérifier en disséquant la bête, sa remise à l'eau étant obligatoire. S'agit-il d'une femelle enceinte? Non, puisque la fraie est terminée. Il s'agit donc d'un poisson avec l'estomac vraiment plein. Mais qu'est-ce qu'il a bien pu manger? Une souris? Un très gros poisson? Ou un caneton? Mystère.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

Le doré jaune

Le grand brochet du Nord

On s'amuse beaucoup avec les achigans, mais il faut tenter notre chance avec la quatrième espèce de la journée: le grand brochet du Nord. Ce poisson d'une force inouïe est capable de briser une ligne. Pour l'attraper, il faut lancer nos leurres près du rivage où il y a des arbres morts tombés dans l'eau.

Au premier arrêt, un achigan aussi gros que les deux précédents vient plutôt mordre à une cuillère jaune vif avec une plume rouge. Un brochet attaque finalement mon leurre dans l'heure suivante. Pas de chance, il s'échappe en sautant hors de l'eau. Il devait mesurer environ 30 pouces (75 cm) selon ce qu'on a pu voir.

Cette pêche demande beaucoup de patience et d'effort. Il faut lancer une trentaine de fois avant de sentir une touche. Il faut lancer près des structures, quitte à se retrouver pris dans les branches sous l'eau.

Tout juste après avoir installé un poisson nageur à ma ligne, un poisson énorme attaque le leurre. Le poisson est facile à ferrer, mais il refuse de se laisser remorquer vers le bateau. Il nage plutôt en s'éloignant vers la berge. Le fil du moulinet se déroule, faisant un son strident. Moins d'une minute après avoir mordu, le brochet saute complètement hors de l'eau en se retournant sur lui-même. Sa force lui permet de se décrocher, bien que deux hameçons en trépied se soient enfoncés dans sa bouche. Quelle déception. La bête faisait au moins 10 livres (4,5 kg), selon les estimations du guide. Le grand chelem a été à un cheveu d'être réussi.

Mais une fois au pavillon principal de la pourvoirie, personne ne s'est intéressé au Grand Chelem. Les autres pêcheurs ne nous ont plus parlé que de ce mystérieux poisson ventripotent. Au-delà d'une journée de pêche unique, nous aurons vu naître une histoire de pêche qu'on racontera encore longtemps au Témiscamingue.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

L'Achigan à petite bouche

Plan «américain» ou «européen»

Les séjours en pourvoirie se divisent en deux catégories. En plan européen, les pêcheurs s'occupent de leur nourriture, de l'éviscération des poissons et de l'entretien de leur embarcation. En plan américain, le pourvoyeur prend tout en charge. «Tout ce à quoi vous devez penser, c'est manger et pêcher», résume Tony Avramtchev, directeur général de la Réserve Beauchêne. Ce luxe a toutefois un prix. Dans un chalet de très grand confort (une véritable maison), le tarif est de 2640$, pour trois nuits et deux personnes. En plan européen, il faut plutôt débourser 1320$. Pour plus de détails: www.beauchene.com



Ou faire un grand chelem

Les endroits pour faire un grand chelem sont nombreux au Québec. Il existe deux bonnes sources pour magasiner une destination de pêche, le site de la Fédération des pourvoiries du Québec (www.fpq.com) et celui de la SEPAQ (www.sepaq.com). Au Témiscamingue, l'endroit le plus économique est sans doute l'immense du même nom, qui abrite lui aussi plusieurs espèces (doré, achigan, brochet et touladi notamment). La pêche y est gratuite, bien évidemment. Il reste tout de même à se loger dans les municipalités riveraines comme Ville-Marie et à se trouver une embarcation. Il ne faut pas non plus sous-estimer la difficulté que pose la pêche dans un lac de plus de 100 km de long.

La truite mouchetée au Témiscamingue

Il y a de la truite mouchetée au Témiscamingue. Et de la belle. C'est le cas à la Réserve Beauchêne, où l'on trouve des spécimens géants (jusqu'à 5 livres, nous a-t-on dit) dans 18 lacs disséminés sur un territoire de 50 000 acres. La truite s'était réfugiée en profondeur lors de notre passage, mais nous avons néanmoins capturé un poisson de près de 2 livres. Les amateurs de pêche à la mouche sont nombreux à venir exercer leur art à la Réserve Beauchêne. On y trouve aussi des truites moulac, qui sont un croisement entre le touladi et la truite mouchetée.

Les frais d'hébergement et de pêche de ce reportage ont été payés par la Réserve Beauchêne.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse