«Laurie Raphaël, l'Initiale, Le Panache, l'Utopie, et j'en passe... Il y a autant de grandes tables à Québec, c'est-à-dire dans une agglomération de 650 000 habitants, qu'à Montréal où vivent 3,5 millions de personnes: ce n'est pas normal!» lance Jérôme Ferrer, chef-propriétaire d'un des restaurants les plus prestigieux de la métropole, l'Européa.

En novembre dernier, le chef originaire de Catalogne a participé, en compagnie de Paul Holder (la Brasserie Holder, le Café du Nouveau-Monde...) à un débat organisé par la Chaire de tourisme Transat de l'UQAM, dans le cadre des «Gueuletons touristiques» qui ont lieu une fois par mois. Il s'agissait de déterminer si une restauration de qualité contribuait à la bonne réputation d'une destination touristique. Et, accessoirement, répondre à la question «Montréal est-il une destination gastronomique?»La réputation de Montréal comme «grande destination gastronomique» en a pris pour son rhume. Les membres de l'assistance ont vite compris que si «on peut bien manger» à Montréal, la plus grande ville du Québec ne fait pas le poids à côté de ces capitales gastronomiques que sont New York, Paris, Tokyo ou même Lyon et Barcelone. «Les cuisines qui se distinguent ont une histoire et une tradition qu'elles entretiennent soigneusement», a observé Paul Holder. Hélas, nous avons honte de notre tradition gastronomique! «Le pâté chinois, le ragoût de boulettes et les tourtières, c'est très riche sur le plan culinaire: cela se compare avantageusement au cassoulet et à la quiche lorraine», s'est écrié Jérôme Ferrer. «Je n'ai jamais compris pourquoi on n'a jamais pris la peine d'exploiter ces recettes pour développer une gastronomie québécoise.» Et de raconter qu'au cours du premier hiver qu'il a passé ici, on lui a servi du jambon à l'ananas dans une cabane où il était allé pêcher sous la glace. «J'ai trouvé ça délicieux. Malheureusement, les Québécois ont relégué leurs traditions culinaires à la cabane à sucre!»

Si la tradition est le terreau dans lequel une grand cuisine s'enracine, elle s'épanouit grâce à la fraîcheur et à la qualité des produits. Depuis deux décennies, quelques passionnés ont créé des productions de grande qualité qui se retrouvent sur nos tables. Mais Jérôme Ferrer déplore le laxisme gouvernemental, qui ouvre la porte à la contrefaçon. «L'an dernier, on ne trouvait plus de côtes de cerf de Boileau, parce que les Fermes Harpur, qui l'élèvent, avaient mis un frein à l'abattage pour agrandir le cheptel. Pourtant, le quart des restaurants de Montréal en proposaient encore sur leurs menus, déplore-t-il. L'agneau de Kamouraska inscrit sur les menus est trop souvent de l'agneau congelé originaire de Nouvelle-Zélande. Et c'est la même chose pour le veau de Charlevoix, qui est pourtant une viande bien spéciale, élevée au lait et au grain. Les services gouvernementaux sont très pointilleux en ce qui concerne l'hygiène, mais ne se soucient pas de contrôler l'origine des produits.»

En France, un restaurateur qui propose de l'agneau de pré-salé ou du beaujolais au pichet sera assujetti à des contrôles du service de répression des fraudes du ministère de l'Agriculture. On lui demandera de produire des factures prouvant que son agneau ou son beaujolais proviennent bien d'où il le prétend. «Ici, aucune agence gouvernementale ne vérifie l'origine des produits, dit Jérôme Ferrer. Sur le plan gastronomique, nous sommes une destination brouillonne.» Et Paul Holder de rappeler que les restaurateurs, qui achètent pourtant parfois des milliers de bouteilles par année, paient le vin plus cher que les particuliers qui n'en consomment que quelque dizaines de bouteilles par an. «De ce côté-là, nous ne manquons pas de contrôles, dit-il. Des inspecteurs viennent régulièrement s'assurer que les bouteilles qui reposent dans nos celliers arborent bien le timbre de la taxe spéciale imposés aux restaurateurs. Le gouvernement nous traite comme des vaches à lait!»