Les hôtels-restaurants portuaires Les Gens de mer, véritable institution créée en 1946 pour accueillir les marins en vertu d'une longue tradition, pourraient bientôt disparaître, fragilisés dans un contexte de profonde mutation du monde maritime.

Une grande fresque marine de 1960 orne la salle à manger de l'établissement brestois, où les poissons et les fruits de mer sont à l'honneur. Cependant, en ce vendredi midi, seules deux tables sont occupées, signe de la mauvaise santé financière de cet hôtel pourtant récemment rénové.

Successeurs des foyers de marins nés au début du 20e siècle, mais détruits ou détériorés pendant la Deuxième Guerre mondiale, ces établissements recevaient à l'origine, pour un coût modique, les marins en escale, français et étrangers, conformément à une longue tradition maritime.

Mais la durée des escales diminuant rapidement - du fait notamment de la généralisation progressive de l'usage des conteneurs -, tout comme le nombre des marins français embarqués, ces hôtels sont contraints de s'ouvrir à tous les publics en 2000, tout en continuant à offrir des avantages aux marins, dont une réduction de 20% sur les tarifs affichés.

Malgré cette ouverture, la situation de certains établissements est restée précaire. «C'est hallucinant, nous avons perdu 50% de notre chiffre d'affaires sur les six premiers mois de l'année», témoigne Nicolas Duval, à la tête de l'établissement brestois, qui avec ceux de Dunkerque, Boulogne-sur-Mer, Le Havre, Lorient, La Rochelle et Marseille sont les seuls encore en activité aujourd'hui.

En mai 2013, l'Association pour la gestion des institutions sociales maritimes (AGISM), qui gère ces établissements, a été placée en redressement judiciaire et le 6 novembre le tribunal de commerce de Paris se prononcera sur la poursuite ou non de son activité, alors que son déficit atteint désormais, selon elle, «plusieurs millions d'euros».

De moins en moins de marins

Aux difficultés rencontrées par l'association face à un monde maritime en mutation, s'ajoute la décision de l'État de lui retirer son aide. Depuis le début de l'année, la Direction des Affaires maritimes (DAM) et l'Établissement national des invalides de la marine (ENIM), la sécurité sociale des marins, ne lui versent plus un centime, après lui avoir alloué jusqu'à un million d'euros par an.

«Sans subventions, l'AGISM va disparaître», déplore Philippe Coppin, secrétaire du comité d'entreprise de l'association et délégué du personnel. «L'État se désengage, alors que les Gens de mer représentent un symbole de l'accueil des marins en France», estime-t-il.

Signe également du désengagement de l'État, l'ENIM, propriétaire des établissements du Havre et de Boulogne-sur-Mer, a prévu de les fermer, comme elle l'a déjà fait avec celui de Concarneau en 2013.

«Tout cela témoigne du désintérêt profond qu'il y a en permanence en France pour les choses du maritime», regrette Hubert Ardillon, président de l'Association française des capitaines de navires (Afcan). «Ces lieux étaient pratiques et permettaient de se retrouver entre marins», témoigne-t-il.

«C'est un signe de plus de l'écroulement de la marine marchande française», juge Dominique Pouliquen, chef mécanicien à bord de pétroliers-chimiquiers pendant plus de 35 ans et désormais à la retraite, disant avoir connu le passage «du tout français au tout philippin» à bord des navires.

Il est rejoint dans ses propos par Yves L'Helgouac'h, secrétaire général de la CGT des marins de Concarneau: selon lui, des quelque 130 000 marins (commerce, pêche et plaisance) qui travaillaient en 1950, il n'en reste plus que 22 000 aujourd'hui.

Au cabinet du secrétaire d'État chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche, Alain Vidalies, on assure que l'État «ne laisse pas tomber» le monde maritime et que sa volonté est bien de préserver l'emploi maritime tout en répondant aux obligations internationales en matière d'accueil des gens de mer.

La convention du travail maritime de l'organisation internationale du travail (OIT) prévoit que tout membre doit promouvoir la mise en place d'installations de bien-être dans les ports, dont la mise à disposition de moyens et services aux marins en escale.

Une fonction assurée par des associations locales, souvent appelées Seamen's club, réuni au sein de la Fédération nationale des associations d'accueil des marins (FNAAM) et soutenues pour certaines par l'AGISM.

«Sans l'AGISM et sans nouvel apport, on est mort», assure sans détour le président du Seamen's club du Havre Ronan Dolain, disant accueillir chaque année 12 000 marins. «Nos difficultés les mettent en difficulté», reconnaît Alain Guigonis, secrétaire général de l'AGISM.

Les Seamen's club accueillent les marins en transit, en grande majorité étrangers, en leur offrant un lieu où se détendre, ainsi qu'un accès à des services comme internet.

Escales de plus en plus courtes

«C'est fini l'époque où les familles venaient voir les marins dans les ports, les escales sont de plus en plus courtes et les marins ont à peine le temps de descendre à terre», résume Thierry Beisser, vice-président du Seamen's club de Brest, soulignant également le pourcentage grandissant de marins étrangers dans les équipages. «On a pris d'une certaine façon le relais des Gens de mer», juge-t-il.

Dans l'entourage de M. Vidalies on assure qu'un «nouveau dispositif pour aider les foyers d'accueil des marins a été mis en place en concertation avec la FNAAM depuis cette année», tout en soulignant que l'État ne laissera pas tomber les salariés de l'AGISM au cas où ils viendraient à perdre leur emploi.

Une possibilité que ne veut pas envisager la CGT des marins du Grand Ouest. «L'AGISM peut être sauvée et même se passer des aides publiques pour peu qu'elle soit mieux gérée», plaide son porte-parole, Jean-Paul Hellequin, qui se bat pour la sauvegarde des quelque 130 salariés de l'association, contre près de 160 il y a 18 mois.

Il réclame notamment un audit des comptes de l'AGISM pour comprendre «pourquoi par exemple ses 5 premiers salaires totalisent près de 450 000 euros», ainsi que le montre un relevé de frais généraux datant de 2010. Une affirmation cependant réfutée par Alain Guigonis - «ce sont des bêtises», assène-t-il-, qui juge qu'un tel audit mettrait «en doute toute la gestion qui a été faite jusqu'à présent».

Le syndicat s'interroge également sur les raisons de la nette augmentation du nombre des cadres (+24) au sein de l'association en 2013, alors que le nombre des agents de maîtrise et des employés est en baisse. Ou encore sur les raisons qui font que sa dette a triplé en quatre ans.

L'AGISM a présenté au tribunal de commerce de Paris un plan de redressement sur 10 ans... Reste à convaincre les juges, sans quoi c'est une institution emblématique des ports français qui disparaîtra.