Il flotte une odeur singulière dans les rues de Richerenches en ce samedi matin. Insistante, suave, charnelle. De celles qui envoûtent. C'est celle de l'un des ingrédients les plus chers qui soient: la truffe noire, Tuber melanosporum.

Les jours de marché, il s'échange tellement de diamants noirs dans le minuscule marché de Richerenches que la ville sent la truffe.

Tous les samedis, de la mi-novembre à la mi-mars, des dizaines de producteurs font le pèlerinage jusqu'à cette petite ville située à 150 km au nord de Marseille, pour vendre les fruits de leur récolte aux négociants, qui se chargeront ensuite de les revendre aux restaurateurs et épiciers de toute l'Europe. Les producteurs se baladent en pantalon de travail, veste chaude sur le dos, tenant un sac en toile de coton grand comme une taie d'oreiller, rempli de «diamants noirs» valant une petite fortune.

Ce marché en gros de la truffe est l'un des plus étranges. Presque clandestin, entouré de mystère. Les échanges se font dans une ruelle d'à peine quelques mètres, où sont garées une trentaine de voitures, le coffre arrière grand ouvert sur une balance précise au milligramme près. Les producteurs se promènent de l'une à l'autre, s'enquérant à voix basse du prix offert. Les conversations sont brèves, comme si l'on craignait que la gendarmerie ne débarque.

Le village est encore engourdi à 8h30. À 10h30, les billets circulent. À midi, tout le monde a remballé, s'en est retourné au bistro du coin prendre un café bien serré et un croissant, ou le petit coup de rouge qui réchauffe.

«J'en ai pour 15 kg», estime un producteur en ouvrant son sac. Certaines de ses «rabasses» (c'est ainsi qu'on surnomme les truffes) sont plus grosses que le poing. À 620 euros le kilo en ce début du mois de février (le cours de la truffe peut varier de plus ou moins 300 euros le kilo en fonction de sa maturation), il aura de quoi payer quelques factures.

Truffes du Vaucluse

Contrairement à ce que leur nom peut indiquer, la majorité (70%) des truffes noires dites du Périgord - parmi les plus appréciées - ne sont pas récoltées dans le sud-ouest de la France, mais bien dans le Vaucluse, parcelle de Provence s'étirant à l'est d'Avignon et englobant Orange, Châteauneuf-du-Pape et Beaumes-de-Venise.

La culture y a pris son essor au XIXe siècle, quand des viticulteurs victimes du phylloxera ont troqué les vignobles contre des forêts de chênes truffiers. Le succès a été tel qu'on en produisait près de 1000 tonnes par an à l'orée du XXe siècle, avant l'effondrement provoqué par les deux grandes guerres. La production n'a d'ailleurs jamais retrouvé sa prospérité d'antan - avec 25 petites tonnes par an en moyenne au début XXIe siècle -, si bien que l'État français a lancé un plan de développement, en 2007, pour en dynamiser la production.

N'empêche, des centaines de personnes s'adonnent encore à la chasse dans leurs truffières ou des terres prêtées par les municipalités pour arrondir les fins de mois. Si les profits peuvent paraître faramineux, la culture connaît bien des aléas. La truffe est une belle capricieuse qui ne se laisse pas dompter facilement par l'homme. Elle réclame un sol calcaire, ne pousse qu'au pied de quelques essences d'arbres- les chênes truffiers verts ou blancs et les noisetiers, surtout-, à qui on doit inoculer des spores de truffes. Il faut ensuite attendre au moins de 10 à 15 ans avant la première récolte. La truffe réclame aussi un climat humide au printemps, quand naît le champignon, un orage autour du 15 août, quand il entame sa poussée de croissance, puis un temps chaud et sec en septembre, et frais à l'automne et à l'hiver.

Autre difficulté: l'homme est bien dépourvu pour la cueillette de ces champignons qui poussent à une quinzaine de centimètres sous terre. On peut prédire que des truffes se terrent dans le sous-sol en voyant se dessiner une zone stérile circulaire au pied de certains arbres, un «rond de sorcière». Parfois, quand la truffe est prête et croît, elle remonte vers la surface, créant une légère protubérance sur le sol. On peut aussi deviner sa présence par les petits nuages d'insectes au ras du sol. Mais dans tous les cas, on ne saura pas si la prise était bien mûre sans l'avoir déterrée. C'est-à-dire trop tard.

Le meilleur ami de l'homme

Le «cavage», comme on appelle la recherche de truffes dans le patois local, ne se fait donc qu'avec une truie ou, plus fréquemment maintenant, avec une chienne. «C'est tellement plus agréable de se promener avec un chien qu'un cochon, surtout dans la voiture», explique simplement Robert Florent, «caveur» de profession.

La chasse se fait de préférence quand le terrible mistral n'est pas trop violent - il peut balayer les odeurs à mille lieues de leur point d'origine, fourvoyant même les museaux les plus sensibles. Il faut compter un an pour dresser un chiot, mais c'est au bout de 24 mois qu'il atteindra le sommet de sa forme. Il saura alors flairer rapidement les truffes à point, noires, et laisser les vertes où elles le sont. En effet, il ne sert à rien de les récolter avant terme, car elles ne mûriront pas à l'air libre.

L'odeur, même trop faible pour l'homme, ensorcelle la jeune chienne Corsica, qui «cave» avec nous en cet après-midi frisquet. La chienne ne peut se retenir... de croquer la truffe. Quelques dizaines d'euros peuvent disparaître terriblement rapidement dans un estomac. Pendant notre courte virée d'une heure, deux champignons auront été grugés avant l'intervention de M. Florent, qui ne disputera point la bête, de crainte qu'elle ne rechigne ensuite à faire son boulot.

La truffe, dans la région, n'est pas une simple curiosité; elle s'inscrit dans le patrimoine génétique des travailleurs, cultivateurs, cuisiniers et autres artisans. Les restaurateurs sont nombreux à afficher des menus spéciaux «truffe» pendant la saison de la récolte, dans lesquels le champignon s'invite de l'entrée au dessert - dans l'huile parfumant un potage de courge, râpé dans la purée de topinambour accompagnant des potimarrons farcis, tranché sur un magret de canard saisi, badigeonné sur un fromage de brebis frais.

Le champignon s'enseigne: des cours de cuisine et des séances de dégustation commentées sont offerts aux plus curieux. Il se boit également: des artisans l'utilisent même pour parfumer un apéritif liquoreux. Et il s'admire: les affichistes ont dépoussiéré de vieilles affiches publicitaires des conserveries du XIXe siècle, reproduites à des centaines d'exemplaires pour décorer les cuisines d'aujourd'hui. À 1000 euros le kilo de champignons frais, il faut dire que ces affiches sont sans doute le souvenir le plus abordable à rapporter d'une virée dans la région. Ça, et le souvenir d'une odeur incomparable.