Plus de 130 tonnes de tomates. Environ 40 000 festivaliers. Et une heure pour faire le plus de dégâts possible. La Presse a plongé l'an dernier dans la Tomatina, la célèbre bataille de tomates de Buñol, en Espagne. Récit d'une fiesta plus sucrée qu'acide.

La rue del Cid, à Buñol, en Espagne, n'est plus qu'une immense rivière rouge. Une marée de festivaliers quitte le champ de bataille, mais à l'épicentre de l'affrontement, les projectiles fusent toujours. La Tomatina dure à peine plus d'une heure, mais il faut avoir le coeur solide pour y plonger.

La fête a lieu depuis les années 40 dans ce village situé dans les collines, tout près de Valence. Dès l'aube, des groupes de jeunes se rassemblent sur la petite place près de l'hôtel de ville. Ils viennent de partout, ils ont fêté toute la nuit et ils sont survoltés.

Au coeur de cette joyeuse cacophonie, à 11h, survient un étrange spectacle.

Au signal, des jeunes tentent tour à tour de grimper au sommet d'un poteau de métal enduit de savon. Tout en haut est accroché un morceau de jambon. Lorsque l'un des participants parvient héroïquement à s'en saisir, deux détonations retentissent.

C'est parti: la Tomatina peut commencer.

Des camions remplis de tomates fendent la foule dans l'artère principale. Ils laissent tomber leur chargement en pleine rue, et la bataille est épique.

Pendant 60 minutes, la foule se dispute les fruits et les lance vigoureusement.

Nous nous étions négocié une place sur un balcon de l'hôtel de ville, afin d'avoir une vue d'ensemble du spectacle. Mais au bout de 20 minutes, notre équipe plonge (littéralement) dans l'action.

Il nous faut 30 minutes de contacts très, très étroits avec les festivaliers pour nous frayer un passage jusqu'au coeur de la bataille de tomates. La pulpe fuse de toute part. Et c'est tant mieux, car à la Tomatina, personne n'a envie de rentrer propre à l'hôtel!

La mer rouge

Les festivaliers s'interpellent dans toutes les langues, mais l'objectif est commun: réduire en purée chacune des milliers de tomates déversées dans la rue. Et faire beaucoup de dégâts.

«Je recommande la Tomatina à tout le monde. Il faut la vivre!», lance un des festivaliers, avant d'être emporté par la foule.

Au bout d'un moment, trois détonations retentissent. C'est la fin officielle de la bataille. La foule quitte la rue principale, mais pour les vrais de vrais, le meilleur est à venir. Au sol, la Tomatina a laissé plus de 30 centimètres de sauce tomate dans laquelle flottent des fruits, disons, d'un excellent potentiel.

On glisse la main dans cette mer rouge, on sélectionne notre cible, et vlan! En plein dans le mille!

On l'apprend à nos dépens: un guerrier des tomates a avantage à fermer la bouche quand la réplique survient.

Certains (on voit là l'expérience) ont un seau à la main et enduisent leur prochain de fruits rouges. D'autres, romantiques, s'embrassent sous la pluie de tomates.

Un instant bon enfant qui a une fin: des bénévoles interrompent les festivaliers avec des tuyaux d'arrosage au jet puissant. Ils redonnent son lustre au village en quelques heures.

Opération nettoyage

Notre équipe constate les dégâts en remontant la rue qui mène à l'hôtel. Nos cheveux ne sont plus qu'un bloc pâteux et nous parlons fort parce que la pulpe a rempli nos oreilles. Nos vêtements sont bons pour la poubelle.

N'empêche, l'heure est à la fête. La plupart des festivaliers s'engouffrent dans des autobus vers Valence, où ils iront célébrer de longues heures encore. Nous avons plutôt opté pour un petit hôtel du village.

Sur notre chemin, un garçon d'une dizaine d'années nous fait de grands signes. Il a un tuyau d'arrosage entre les mains et, pour 5, il nous débarrasse sans aucun ménagement d'une infime partie des tomates qui nous collent à la peau.

Il faudra trois douches pour être de nouveau présentables. Enfin, presque.

«Usted tiene tomates en la oreja (vous avez des tomates dans l'oreille)», avisera gentiment la serveuse du restaurant au moment du repas.

- Gracias, et en entrée, pour dîner, je préférerais la soupe de lentilles à la salade de tomates, por favor.»

L'équipement du parfait festivalier

-Des lunettes de protection étanches (l'acidité des tomates brûle les yeux)

-De vieux vêtements (sans aucune valeur sentimentale)

-Un maillot de bain pour porter sous les vêtements, afin de demeurer décent lorsqu'on se déshabille avant de rentrer à l'hôtel.

-Des souliers rigides, recouvrant tout le pied

-Au moins deux bouteilles d'eau

-Des sacs étanches pour les documents importants

-Un appareil photo dans un boîtier à l'épreuve de l'eau

-Une bonne dose d'autodérision

Un toit sous les tomates

La ville de Buñol compte un peu moins de 10 000 habitants. On n'y trouve que quelques chambres. Les quelque 40 000 participants à la Tomatina logent pour la plupart à Valence, à moins d'une heure de route, où l'on trouve une vie nocturne plus animée. Plusieurs entreprises touristiques offrent le transport en autocar (compter environ 75$). Plusieurs mois avant l'événement, il est possible de réserver une chambre dans l'un des quatre établissements annoncés sur le site internet officiel de la Tomatina. Nous avons opté pour la Posada Venta Pilar, où nous avons trouvé une chambre sobre et propre pour 50$ la nuit. En prime, nous avons eu l'occasion de participer au repas communautaire de la ville en soirée... cette fois, sans touristes ni tomates.

Information: www.latomatina.es et www.posadaventapilar.com

Une fête pour tous?

Les photos laissent croire à une fête bon enfant, mais la Tomatina n'a rien d'une fête familiale. Près de 40 000 personnes s'entassent dans une rue minuscule, et les mouvements de foule entraînent la chute de plusieurs festivaliers. Parfois, des groupes de jeunes éméchés s'amusent à arracher les vêtements de ceux qui passent près d'eux.

Lors de notre passage à Buñol, un groupe d'adultes formait un écran devant un garçon d'une dizaine d'années afin de le protéger de la marée humaine. Au coeur de l'action, d'autres rares enfants avaient trouvé refuge sur les épaules d'un parent.

La fête attire surtout un public dans la vingtaine avide de sensations fortes et, souvent, d'une occasion de boire entre amis.

Les organisateurs de la fête ne signalent toutefois, bon an, mal an, que quelques blessés, qui souffrent pour la plupart d'écorchures et d'ecchymoses. La Tomatina est bel et bien un moment de rigolade... mais pour public averti.