Vienne fait la fête cette année. Aux quatre coins de la ville, on célèbre le 100e anniversaire de la fin du modernisme, probablement l'époque la plus importante de la capitale autrichienne, où l'on révolutionna la musique, l'art, l'architecture et la littérature (entre autres!). Si vous rêviez d'aller à Vienne, c'est maintenant qu'il faut le faire.

VIENNE D'HIER

Il y a 100 ans cette année s'éteignaient quatre des figures les plus importantes de l'histoire viennoise, acteurs importants du courant de changement appelé le modernisme viennois. C'était l'époque où la capitale viennoise était l'une des plus importantes villes d'Europe - si ce n'est LA plus importante. Cinq incontournables pour redécouvrir cette période phare.

Klimt

Roi sans couronne du modernisme, adoré, adulé, Gustav Klimt bénéficie d'un traitement de superstar à Vienne. À commencer par le Musée d'histoire de l'art, où l'on a installé exceptionnellement un échafaudage afin que les visiteurs puissent observer - et presque toucher - les 12 oeuvres qui en ornent le haut des murs, reflets de son amour du beau et de la sensualité, et placé à l'avant-scène le tableau Nuda Veritas, l'un de ses nus les plus célèbres.

Au Belvédère, on peut suivre de toile en toile l'évolution de son style, jusqu'au célèbre Baiser où il se met lui-même en scène. Le Musée des arts appliqués, le MAK, a opté de son côté pour une reconstitution en réalité virtuelle de son univers, transposé en jardin magique. Venir à Vienne sans voir une oeuvre de Klimt relève presque de l'exploit.

Schiele

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'Egon Schiele ne souffrait pas d'un ego sous-dimensionné. «Mes tableaux devront être montrés dans tous les musées du monde», déclara-t-il en 1918. Certes, ce n'est pas le cas - même si l'artiste fut particulièrement prolifique -, mais le musée Léopold lui consacre une impressionnante rétrospective explorant dans huit salles autant de thèmes chers au peintre tourmenté, parmi lesquels... son ego! «Schiele fait partie de ces artistes qui ne meurent pas: il est encore bien vivant aujourd'hui, car il est toujours pertinent, insiste Rudolf Leopold, fils du défunt propriétaire de la plus grande collection d'oeuvres de Schiele au monde et grand mécène de ce musée.

«Ses représentations du corps humain sont fortes, témoignent d'une conscience du corps exceptionnelle qui contraste avec l'uniformisation véhiculée sur les réseaux sociaux, désormais.»

Les sujets s'abandonnent devant le peintre, qui ne cherche pas à magnifier leur image. L'exposition est riche et présente notamment 300 dessins et lettres qui permettent de mieux cerner ce personnage complexe, amoureux fou de Wally mais qui préféra épouser Edith pour améliorer son statut social, et mort trop jeune, à 28 ans, de la fièvre espagnole. Non sans avoir d'abord affirmé: «Je suis allé au-delà de Klimt.»

Musique

«Ceci est une partition de musique.» La précision donnée par la musicologue Gabriela Petrovic n'a rien de superflu. L'oeuvre qu'elle désigne dans le hall de la Maison de la musique de Vienne n'a ni portée ni notes, rien de tout cela. Juste des carrés aux couleurs vives, alignés par douzaines, représentant chacun un ton différent (ou une note, donc). «Ainsi présentée, on peut apprécier différemment la musique et mieux saisir la logique sous-tendue par le compositeur (en voyant des groupes de couleurs se répéter, par exemple)», explique Gabriela Petrovic. Car le style musical associé au modernisme, le dodécaphonisme, développé par Arnold Schönberg au début du XXe siècle à Vienne, n'est pas le plus accessible à la première écoute. Une exposition au rez-de-chaussée permet de l'apprivoiser et d'en apprécier l'importance. Le reste du musée est par ailleurs des plus intéressants pour quiconque s'intéresse à la musique classique, avec plusieurs ateliers interactifs qui plairont aux enfants.

Architecture

«Quelque chose qui n'est pas pratique ne peut pas être beau.» On mesure mal aujourd'hui le séisme provoqué par l'architecte Otto Wagner quand il adopte cette position, alors que ses pairs ne connaissaient que l'opulence d'antan, les palais copieusement ornementés, les fla-fla. Otto Wagner, lui, préfère alors se mettre au diapason des besoins réels de la vie moderne avec un style plus épuré, qu'on admire encore aujourd'hui à Vienne, à la station de métro Karlsplatz ou - plus impressionnante encore - à la Caisse d'épargne postale, jugée si avant-gardiste avec sa structure apparente de béton et d'aluminium que Wagner n'obtiendra que peu de contrats après sa réalisation. En parallèle évolue Adolf Loos, qui pousse encore plus loin la chasse aux décorations, au point d'être surnommé «l'architecte qui a banni l'ornementation»: on ira sans faute voir la Looshaus, surnommée l'«immeuble sans sourcils» du fait de l'absence de relief sur sa façade, dont on peut également apprécier le stylisme intérieur, avant d'aller prendre un verre dans son American Bar.

Cafés

Les cafés de Vienne étaient, au tournant du XXe siècle, bien plus que de simples débits de boisson et de desserts très sucrés. C'est là que se réunissaient pour refaire le monde les artistes et les scientifiques. «En 1900, Vienne se distinguait par la forte cohésion de son élite, explique l'historien Carl E. Schorske dans le livre Fin de siècle à Vienne. Les frontières entre les sciences et les arts s'estompaient. Intellectuels, architectes, physiciens, designers [...] se rencontraient tous dans les cafés de la ville.» Plusieurs sont presque en l'état: on y entre comme on entrerait dans une machine à voyager dans le temps, on s'attable là où Freud l'a peut-être fait aussi, dans un décor dessiné par nul autre que Loos au café Museum. Et ils sont toujours d'actualité et très fréquentés: on y a croisé des ministres, des hommes d'affaires, des étudiants, et ils font même l'objet de débats politiques puisqu'ils sont au coeur de la première mesure annoncée par le nouveau gouvernement de droite élu l'automne dernier, qui compte lever l'interdiction partielle de fumer dans les lieux publics.

Photo Thinkstock

La station de métro Karlsplatz, signée Wagner.

VIENNE D'AUJOURD'HUI

Vienne a peut-être connu son âge d'or au tournant du XXe siècle, mais la capitale autrichienne continue, un siècle plus tard, d'attirer les esprits créatifs, au musée comme au café.

On entre sur la pointe des pieds dans le palais de la Sécession. Peut-être parce qu'il est en rénovation, enveloppé d'échafaudages et de grandes toiles blanches, pansements qui lui donnent un air fragile. Peut-être est-ce parce que l'on sait qu'il dissimule une oeuvre de Gustav Klimt aussi belle que délicate: la frise Beethoven.

Gustav Klimt la réalise en 1902 pour la 14e exposition de la «Sécession», ce nouveau mouvement rompant avec l'esthétisme classique, qu'il fonde avec un groupe d'artistes. La frise est longue de 34 mètres et n'est destinée qu'à être exposée de façon temporaire, d'où la piètre qualité du support utilisé. Mais c'est un Klimt. Des collectionneurs la veulent. L'achètent, la revendent, l'entreposent, jusqu'à ce que l'État s'en mêle, la restaure et l'installe ici, dans une immense salle du sous-sol.

Or, cette oeuvre, jugée avant-gardiste à l'époque, sert justement aujourd'hui à attirer les visiteurs à la galerie de la Sécession pour qu'ils découvrent les artistes émergents les plus talentueux de l'heure, triés sur le volet par un conseil d'administration formé de 12 artistes. «Depuis sa création, il s'agit de la seule galerie entièrement gérée par des artistes à Vienne. C'est important: nous avons un regard différent de celui des conservateurs de musée, qui misent plutôt sur des artistes établis», affirme Herwig Kempinger, qui assure la présidence de la Sécession.

La Sécession constitue ainsi un excellent point de départ pour mesurer le dynamisme de la scène culturelle contemporaine viennoise, qui vit d'ailleurs des jours particulièrement heureux, selon des observateurs. «Vienne connaît une énergie nouvelle avec l'ouverture d'une multitude de jeunes galeries, chose qu'on n'avait pas vue depuis 20 ou 30 ans ! Notre scène culturelle n'est pas aussi dynamique que celle de New York, mais certainement plus que celle de Paris!», soutient Herwig Kempinger.

Parmi ces nouveaux venus, on retrouve Nathalie Halgand, jeune galeriste qui a pignon sur rue à quelques centaines de mètres du palais de la Sécession et qui présente les travaux de la relève d'ici et d'ailleurs, dans un univers blanc sur blanc. «Nous avons longtemps senti qu'il y avait un déséquilibre entre le nombre important d'artistes et celui des galeries et collectionneurs. Mais, en partie grâce au financement public, Vienne est devenue une cité de création importante, dynamique, avec plusieurs expositions et événements pour le démontrer», dit-elle. L'économie liée à la création a bondi de 10,3 % entre 2010 et 2013, selon l'Office de tourisme de Vienne. On compte désormais dans la ville 120 galeries d'art contemporain, 72 musées et 575 commerçants d'art et d'antiquités.

«Les loyers sont moins chers qu'à Paris ou à Londres, et comme la scène artistique n'est pas si vaste (en comparaison avec Londres ou New York, par exemple), votre travail a plus de chances d'être reconnu», note Nathalie Halgand.

L'architecture aussi se porte plutôt bien, comme en témoigne notamment la construction d'un hôtel de luxe signé par le «starchitecte» français Jean Nouvel, près du Danube, en 2011, alors que la filière café - si importante à Vienne - se renouvelle également avec des adresses comme Supersense, à la fois café et boutique d'appareils photo rétros et de vinyles. Après des décennies de décroissance, la population de Vienne a recommencé à croître, bondissant de 12 % entre 2007 et 2016, et elle devrait retrouver d'ici 2029 la taille qu'elle avait avant la Première Guerre mondiale, soit 2 millions d'habitants.

«Vienne suit, sur le plan créatif et artistique, un peu la même trajectoire que durant l'âge d'or du tournant du XXe siècle, observe Robert Punkenhofer, directeur artistique de la Semaine des arts de Vienne, dans un court essai sur la Vienne d'aujourd'hui (publié dans le magazine Beauty and the Abyss). Elle doit simplement éviter d'être victime, cette fois, du même sombre destin.» Elle doit plutôt tirer le meilleur de cette époque faste pour avancer, croit-il.

photo Violaine Ballivy, la presse

Le café-boutique Supersense à Vienne

Une campagne «choc» censurée

La plus récente campagne de publicité organisée par l'Office de tourisme de Vienne restera dans les annales de l'organisme. Londres et Berlin l'ont jugée si provocante qu'elle y a été censurée.

De fait: les deux capitales européennes ont refusé que les affiches, reproduisant des nus célèbres d'Egon Schiele, soient exposées dans les stations de métro et autres lieux publics, estimant que les oeuvres étaient trop osées pour être ainsi exposées aux yeux de tous. Ce fut le choc à Vienne. «Nous avons eu des reproductions de ces tableaux affichées sur une place publique, près d'un musée pour enfants, pendant des années sans avoir la moindre plainte», raconte Helena Hartlauer, responsable des relations avec les médias de l'Office de tourisme de Vienne. Les oeuvres n'avaient pas été choisies pour choquer, mais simplement parce que, pour nous, elles exprimaient le mieux cette époque et son avant-gardisme.»

L'Office de tourisme s'est vu dans l'obligation de changer de campagne ou de couvrir les parties génitales des modèles. Faute de moyens, on a opté pour la seconde option et apposé de larges bandeaux avec ce slogan: «100 ans, mais encore trop osé aujourd'hui», invitant les touristes à venir découvrir la version non censurée de ces toiles. Puis on a fait circuler sur les réseaux sociaux les images censurées avec le mot-clé #DerKunstihreFreitheit (la liberté pour l'art), un clin d'oeil à la phrase qui orne encore la façade de la galerie de la Sécession, cofondée par Klimt pendant la période du modernisme («À chaque âge son art, à l'art sa liberté»).

L'Office de tourisme peut se vanter d'avoir bien profité de la situation. Entre les articles dans les médias européens et les échos sur les réseaux sociaux, la campagne de publicité a obtenu un succès rarement égalé par l'Office.

«C'est aussi très intéressant de voir ce que cette affaire révèle de notre société, note Helena Hartlauer. On pense avoir beaucoup évolué, mais 100 ans plus tard, les mêmes peintures sont encore susceptibles de provoquer un certain scandale.»

Ambiance

Voici trois pistes pour se plonger dans l'ambiance de la Vienne du tournant du XXe siècle.

À lire: Le monde d'hier, de Stefan Zweig

Dans cet ouvrage autobiographique, écrit alors que l'auteur s'était exilé pour fuir la montée du nazisme, Stefan Zweig raconte avec nostalgie la Vienne d'avant 1914 et sa trépidante scène culturelle. Un livre important pour comprendre le cheminement qui a fait passer Vienne de cet univers de beauté à celui, misérable, de la guerre.

À voir: La femme au tableau (Woman in Gold), de Simon Curtis

Basé sur une histoire vraie, ce film de 2015 raconte le combat juridique d'une octogénaire (incarnée par Helen Mirren) pour récupérer une oeuvre mythique de Gustav Klimt qu'elle estime appartenir à sa famille, qui a été obligée de fuir l'Autriche pendant la Seconde Guerre mondiale.

À écouter: Mahler et Schönberg

La trame sonore de votre voyage à Vienne devrait inclure quelques oeuvres de Gustav Mahler, enfant chéri de la musique viennoise du début du XXe siècle, puis quelques oeuvres d'Arnold Schönberg (Pierrot lunaire, par exemple), pour apprécier à sa juste mesure la révolution musicale née à Vienne à cette époque.

photo archives Agence France-Presse

Londres et Berlin ont refusé que des affiches reproduisant des nus d'Egon Schiele soient exposées dans les lieux publics.