Traverser le Vermont à pied. Seul. La belle idée. On y va pour le défi, la solitude, l'aventure. Les gens vous demandent: «À quoi tu penses quand tu marches?» Vous répondez: «À pas grand-chose.» Mais 17 jours et 440 km plus loin, vous sortez du bois changé. Vous aviez tort, et c'est tant mieux.

La carte est arrivée par la poste un jour de mai. Un mois plus tard, vous seriez sur les sentiers. Il fallait planifier un minimum. Alors vous l'avez dépliée sur la table de la cuisine, cette carte, et vous avez divisé ses 440 km en étapes avec une désinvolture qui vous frapperait plus tard.

Ça paraissait si facile, alors. Le relief semblait si plat, sur cette table IKEA. Alors vous avez dit, sûr de vous: «Ça prendra 15 jours, sûrement moins.» Vous aviez fait le GR20 en Corse; cette randonnée a une réputation de dure à cuire. Que serait le Vermont en comparaison, sinon de la petite bière?

Le Long Trail est le plus vieux sentier de longue randonnée des États-Unis. Mais étonnamment, il est l'un des plus méconnus. Il n'a pas la distance de l'Appalachian Trail. Il n'y a pas de film qui le célèbre comme le Pacific Crest Trail. Il n'a pas le lustre du John Muir Trail. Il n'a pas le panache des Alpes ou des Pyrénées.

Ils ne sont que 200 à tenter chaque année de le traverser en entier. En comparaison, pendant ce temps, 3000 randonneurs essayent de boucler l'Appalachian Trail.

Le Long Trail a par contre quelques mérites non négligeables: le sentier est à moins de deux heures de voiture de Montréal et son accès est gratuit, comme la presque totalité de ses refuges.

Il est également âpre, parfois sublime, solitaire, sauvage et quelquefois enrageant. Tout ça, bien sûr, vous l'apprendrez plus tard.

Départ à la frontière

Après la douane de North Troy, il faut tourner sur une petite route, puis sur une autre encore plus petite qui porte un joli nom: Journey's End Road, le chemin de la fin de l'aventure. La plupart des randonneurs traversent le Long Trail du sud au nord, du Massachusetts au Canada, et finissent ici. Mais une poignée font l'inverse et assument l'ironie de commencer par la fin.

La voiture s'arrête. On serre sa blonde dans ses bras. On part. Fin seul avec des vivres pour sept jours dans son sac. Après 15 minutes de marche, il y a la frontière canado-américaine. Une petite stèle l'annonce. C'est là que le Long Trail commence. Un écriteau le dit. Et on part pour de bon, avec 273 milles bien impériaux devant soi, sur la crête des montagnes vertes jusqu'à la fin du Vermont.

Il fait beau. Il fait chaud. C'est le lendemain de la Saint-Jean-Baptiste. Vous êtes parti pour plus de deux semaines. C'est l'inconnu. C'est l'aventure.

Quand vous en parliez avant de partir, vos amis vous regardaient de travers. «Mais pourquoi tu fais ça?» Bonne question. Ou encore: «À quoi tu penses quand tu marches?»

Vraiment, à quoi tu penses quand tu marches? À rien, il me semble. Et là, à partir de cette frontière et jusqu'à la suivante, celle du Massachusetts, il y avait plus de deux semaines à ne penser à rien.

Le premier doute

Cinquième jour. Votre talon gauche est en morceaux. L'ampoule a éclaté et le soulier vous le rappelle à chaque pas. Le moral est à terre. Vous commencez à douter.

Au premier jour, il y a eu l'euphorie d'être dans la nature. Les trois premiers jours, vous n'avez croisé à peu près personne. Ces trois nuits, vous étiez seuls dans de petits refuges à manger votre souper en vitesse avant de vous endormir quasiment avant la nuit.

Le quatrième jour l'ampoule est apparue. Et le cinquième, c'était l'enfer. «Ton soulier est trop petit», lance Boston, une femme dans la quarantaine. Boston n'est pas son vrai nom. Ici, les gens se donnent des surnoms de randonneurs. Des «trail names». Elle a acquis le sien durant l'une de ses nombreuses randonnées. Elle a bouclé les «trois couronnes»: l'Appalachian Trail, le Pacific Crest Trail et le Continental Divide Trail. Les trois immortels de la longue randonnée américaine.

«Mais le Long Trail est le pire de tous, lance-t-elle d'un air découragé. Ici, ça monte, ça descend tout le temps dans des sentiers infernaux. Le pire, je te dis.»

Elle parle d'expérience. Et là son expérience lui dit que ces souliers sont trop petits. Vous vous rappelez le moment où vous avez laissé vos bonnes vieilles bottes pour prendre ces souliers que vous aviez trop rarement portés. «Ce sera plus léger», vous disiez-vous.

Et voilà le résultat. Vous continuez un jour de plus. Puis un autre. Le talon saigne. Vous devez absolument vous rendre en ville, histoire de soigner ça. Mais il n'y a pas de ville sur le Long Trail. À la route, vous sortez le pouce. Un couple en Honda Civic s'arrête. Une fois les portes refermées, l'homme vous fixe dans le rétroviseur: «Vous croyez en Dieu?»

Il ne faut jamais minimiser l'apport des Baptistes dans le système de transport en commun américain.

Le rendez-vous

Un ami débarque comme prévu au Vermont avec un sac de vivres et, ce qui n'était pas prévu, vos bottes. C'est un dernier essai. Vous avez neuf jours pour finir. On vient vous chercher à l'arrivée à une date précise et il n'y a pas moyen de dépasser: vous devrez finir en 17 jours. Ou ne pas finir du tout.

Le calcul est simple: vous devrez marcher plus de 30 km par jour, pendant les neuf prochains jours. Vous enfilez vos bottes. Ça fait un peu moins mal.

Mais quand même, vous vous dites: pourquoi? Vous pourriez être sur une plage au Portugal, dans un café à Copenhague, une soirée de lutte à Mexico. Pourquoi le Vermont et ce talon qui vous fait si mal?

Vous avez des heures pour y penser, à peu près 10 heures par jour. Alors vous reviennent en tête tous vos abandons: les cours de karaté quand vous étiez enfant, celui de maths 103 au cégep, Paris-Barcelone à vélo quand vous aviez 20 ans...

Vous pensiez ne penser à rien qu'à mettre un pied devant l'autre. Puis c'est finalement une remise en question qui vous attendait dans les forêts du Vermont. Non, vous n'allez pas abandonner. Au début, vous le dites sans trop y croire. Puis la douleur au talon s'estompe. Alors vous commencez à penser que vous allez y arriver.

Dans le Sud, pour ses derniers 160 km, le Long Trail partage son sentier avec l'Appalachian Trail. Le nombre de randonneurs explose. Vous en croisez soudain 30 par jour.

Les hommes ont la barbe. Tous sont minces, après des mois de privation. Plusieurs ont les cheveux longs, éméchés, mais portent des vêtements techniques dernier cri. Vous vous dites que si le Marathon de Montréal et le festival Osheaga s'accouplaient, leurs enfants ressembleraient à ça.

Ici, dans le sud du Vermont, le paysage change: les sommets à la Mansfield ou à la Camel's Hump ont disparu. Le terrain est moins accidenté. Il y a parfois de beaux sentiers de mousse dans des pinèdes emplies de soleil.

Quand vous croisez le panneau qui annonce la frontière du Massachusetts, vous n'y croyez pas trop. C'est fait. Mille paysages plus tard, vous avez traversé le Vermont. Finalement, ça n'aura pas été de la petite bière. L'indomptable randonnée vend cher sa peau, depuis 1930.

De retour à Montréal, quand les gens vous demandent de leur raconter votre histoire, vous le faites avec un certain malaise. Il vous faut parler du talon, de l'envie d'abandon, de la solitude qui a pesé plus lourd que votre sac à dos. Et vous savez qu'invariablement, ils vous regarderont avec un air de pitié: «Ouais, des belles vacances!»

Il ne sert à rien d'expliquer que si c'était à refaire, vous le referiez demain. Il ne sert à rien de parler de la fierté d'être allé jusqu'au bout. Il faut se contenter d'avoir l'air d'un gars vaguement insouciant et tout à fait incapable de choisir des vacances dignes de ce nom.

«Dix-sept jours! Et à quoi tu penses quand tu marches?», demandera immanquablement quelqu'un.

À rien, mon vieux, à rien.