Le bateau à fond plat glisse tranquillement dans le bayou. Les passagers retiennent leur souffle à l'approche de deux yeux immobiles dans l'eau verdâtre: un alligator a mordu à l'appât et est maintenant pris à l'hameçon. Arrivé à ses côtés, le guide tire doucement sur la ligne et le reptile sort de sa torpeur. Il agite sa puissante queue et éclabousse tout autour en se tortillant.

«Woah! Salut Buddy!», lance Chris Gomez, amusé par l'effet que provoque la bête sur les touristes dans son bateau.Bienvenue à Houma, Louisiane. Ici, comme dans plusieurs petites bourgades du Sud américain, des chasseurs professionnels comme Chris Gomez et son beau-père Herbert Cox organisent des parties de chasse à l'alligator pour touristes en quête de dépaysement et de sensations fortes.

La Louisiane est l'État américain qui compte le plus d'alligators, avec environ 2 millions d'individus. Les chasseurs en tuent chaque année 300 000 légalement, en vertu d'un programme hyper encadré par le gouvernement de l'État. La saison de la chasse dure environ un mois, entre août et septembre, et la population de l'espèce demeure stable depuis plusieurs années, selon les autorités.

Chris Gomez et Herbert Cox offrent toute une série de forfaits allant de 200$US par personne (pour être simple observateur dans le bateau) à 1750$US par personne (pour ceux qui veulent chasser eux-mêmes la bête et ramener peau et mâchoire comme trophée). Dans la région, de nombreux autres «gens des marais», comme ils se surnomment entre eux, se font la compétition pour accueillir les touristes de partout aux États-Unis, mais aussi d'Amérique latine, du Canada et de l'Europe.

Un attrait compréhensible, selon Chris Gomez, qui prêche évidemment pour sa paroisse lorsqu'il lance avec bravade: «Ce sont les animaux les plus mauvais du monde!»

Des bêtes de plus de 2 m

La veille d'une sortie avec leurs visiteurs, les guides disséminent une série d'appâts dans le véritable labyrinthe d'herbes hautes que forme le bayou: ils laissent pendre des cuisses de poulet au bout d'un hameçon à 15 cm de la surface de l'eau. Lorsqu'ils reviennent, ils font le tour de leurs lignes. Si un animal est coincé, mais pas blessé, ils le remettent en liberté. Quand une bête est vraiment solidement accrochée, ils luttent avec elle pour la tirer jusqu'au bateau, puis la tiennent fermement contre le bord.

Aux yeux des profanes, le guide semble approcher ses doigts dangereusement proche des puissantes mâchoires de la bête à cette étape. Puis, le chasseur désigné du groupe s'approche avec une carabine et tire sur l'animal à bout portant. Le bruit sec résonne à travers le bayou et l'alligator s'éteint instantanément.

Lors du passage de La Presse, c'est une jeune fille de 17 ans prénommée Shania, venue de l'Illinois avec son grand-père, qui se chargeait de cette portion. Chasseuse expérimentée, elle n'a eu aucun mal à atteindre sa cible à une si courte distance. «Mon premier alligator!», s'écrie-t-elle en ramassant la douille de la balle et en la glissant prestement dans sa poche, en guise de souvenir.

Chris Gomez et Herbert Cox sont conscients que la chasse a ses détracteurs. Mais ils ont peu de patience pour les critiques. Herbert a aujourd'hui 64 ans et il navigue sur les eaux du bayou depuis l'âge de 7 ans. La chasse fait partie de son mode de vie. Ce qu'il offre aux visiteurs, c'est une incursion contrôlée dans le quotidien du pays cajun profond, celui des vraies «gens des marais», loin de La Nouvelle-Orléans et des folles virées urbaines qui demeurent l'attraction touristique principale de l'État, à une heure de route de là.

Par ailleurs, une promenade avec un guide local dans l'air chaud et humide du bayou est aussi l'occasion d'admirer son décor très particulier, qui semble endormi de loin, mais qui regorge d'une riche faune lorsqu'on y regarde de plus près: crustacés, poissons de toutes sortes, canards, hérons. Çà et là, entre les hautes herbes, surgissent aussi des puits de pétrole ou de gaz naturel isolés.

Festin cajun

En raison de l'héritage francophone de la population cajun de Louisiane, les Québécois auront parfois l'impression de se retrouver en terrain connu s'ils se rendent à Houma: la ville fait partie de la paroisse de...Terrebonne, dans le diocèse de Thibodaux. Tout autour, les lacs, villages et rivières portent des noms familiers comme Chauvin, Tambour, Boudreaux, Larose.

Après la chasse, tous les participants sont invités dans la cuisine familiale où la fille d'Herbert, la conjointe de Chris, cuisine un véritable festin louisianais dans lequel la viande d'alligator est à l'honneur: alligator sauce aux oignons, alligator frit, alligator sauce piquante, alligator sauce barbecue.

Ceux qui le désirent peuvent ensuite assister au dépeçage de la bête, en prenant un verre à la bonne franquette, devant la maison, au son de la musique cajun. La viande est congelée et les peaux vendues en ville. À cette étape, certains voyageurs ne pourront s'empêcher de fredonner un air de Zachary Richard, probablement le plus connu des chanteurs cajuns louisianais, qui a consacré une chanson à la chasse au «cocodrie» (surnom local de l'alligator): 

«Attraper cocodrie, ça fait beaucoup d'ouvrage.

Sauter dans l'eau avec coco, ça prend beaucoup de courage.

Se battre avec cette grosse bête là, ça fait du halayage.

Pis fait attention à quoi tu fais,

Ou tu deviendras son déjeuner.»

Consultez site du Département de la faune et des pêcheries de la Louisiane, qui explique la réglementation et fournit une liste de guides autorisés pour la chasse touristique à l'alligator: 

http://www.wlf.louisiana.gov/wildlife/alligator-program

Photo Antoine Deshaies, collaboration spéciale