Havre pour artistes, symbole du New York bohème des années 50 à 70, le légendaire hôtel Chelsea, en vente depuis quatre mois, n'a pas encore trouvé preneur mais le futur acheteur a peu de chances d'être un mécène.

L'immeuble de 11 étages à la façade en briques où s'allume à la tombée de la nuit l'enseigne au néon «Hotel Chelsea» est aussi célèbre que ceux qui y ont habité, d'Arthur Miller à Janis Joplin, de Dylan Thomas --qui y mourut-- à Patti Smith. Andy Warhol y tourna un film, «Chelsea Girls», et Leonard Cohen chante «Je me souviens bien de toi à l'hôtel Chelsea», une chanson sur sa brève rencontre avec Janis Joplin. Construit en 1883 sur la 23e rue, entre la 8e et la 9e avenue, l'immeuble fut racheté dans les années 30 par trois investisseurs d'origine hongroise.

Les héritiers de deux d'entre eux, après avoir d'abord évincé il y a trois ans le directeur «historique» Stanley Bard --fils d'un des acheteurs et détenteur de 37,5 % des parts--, ont décidé de vendre. Ils arguent de l'impossibilité d'exploiter un lieu où parmi les résidents permanents --environ 90-- beaucoup payent des loyers bloqués dérisoires, de quelques centaines de dollars. Le prix de vente tourne autour de 90-100 millions de dollars. Pour l'instant, les candidats compteraient notamment André Balazs, propriétaire du Standard Hotel et du luxueux Chateau Marmont à Hollywood. Certains disent aussi avoir vu arriver le promoteur immobilier Donald Trump en limousine.

L'idée de faire de ce lieu un mélange d'hôtel pour touristes et une résidence pour artistes revient à Stanley Bard, 76 ans. Véritable «âme» du Chelsea, c'est lui qui dans les années 50 devint à 24 ans directeur de l'hôtel et en fit un endroit mythique, à une époque où la bohème de New York avait pour noms Bob Dylan, Leonard Cohen, ou Robert Mapplethorpe. Les fêtes se succédaient, alcool et drogue circulaient, comme en témoigne un des tableaux accrochés au mur, qui montre Sid Vicious une seringue à la main, tandis que l'inscription «Nancy» se réfère à la petite amie du chanteur des Sex Pistols, retrouvée morte un matin dans leur lit. «Je voulais offrir aux artistes «l'expérience Chelsea», les rendre heureux», dit à l'AFP Stanley Bard en ouvrant la porte du 712, une suite de cinq pièces où vécurent pendant des années le dramaturge Arthur Miller, son épouse Inge Morath et leur fille Rebecca.

Accrochée au mur, une photo d'Arthur Miller avec Marilyn Monroe, sa première épouse. Stanley Bard rechigne à dire le montant des loyers, et reste vague sur les oeuvres qu'il a reçues en échange du logement, un autre sujet de bisbille avec les co-actionnaires. «Je me souviens d'oeuvres d'Arman dans l'entrée, et puis Stanley était très ami avec Larry Rivers», des artistes qui valent des fortunes, dit Man-lai Liang, une organisatrice d'événements qui vit depuis 25 ans au Chelsea. «Les oeuvres disparaissaient pour être restaurées et on ne les revoyait plus», ajoute-t-elle. Celles qui restent ne sont pas du même niveau. La chanteuse Patti Smith évoque dans son livre «Just Kids» le hall «plein des croûtes offertes à Stanley Bard en guise de loyer».

Les 90 résidents sont très bien là où ils sont, et sont difficiles à expulser en vertu de lois sur les loyers bloqués. «Nous sommes indélogeables», dit Nicola L., une artiste française arrivée il y a 20 ans. Sa chambre est lumineuse, grande. «Quand le chauffage ne marche pas je fais du feu dans la cheminée», dit-elle. «Le Chelsea ne peut pas devenir un hôtel traditionnel, certaines chambres sont trop grandes et impossibles à diviser, le succès est venu de ce mélange d'artistes résidents et de touristes rêvant d'être là. Dans quel hôtel au monde seriez-vous disposé à payer 500 dollars la nuit et ne pas avoir de service en chambre? Les acheteurs vont se casser les dents», conclut Scott Griffin, président de l'association des résidents du Chelsea.