«Tu es chanceux d'être toujours en vie alors... Mange!» L'écriteau trône sur un mur de la cafétéria du Diefenbunker, un vaste complexe enfoui sous le village de Carp, près d'Ottawa, que le gouvernement de John Diefenbaker a fait construire en 1959 pour accueillir 500 personnes jugées indispensables en cas de guerre nucléaire.

Cette base militaire la plus secrète du Canada à l'époque de la guerre froide a fermé ses portes en 1994 et accueille les visiteurs depuis plus de 12 ans maintenant. Un endroit exceptionnel pour sonder les profondeurs de la psyché de cette ère où paranoïa et utopie faisaient bon ménage, semble-t-il.

De la surface, rien ne laisse croire qu'une petite ville de 9300 m2, avec ses bureaux, ses dortoirs et même son hôpital et son studio de radiodiffusion, se cache jusqu'à des dizaines de mètre sous terre. Un simple hangar dissimule l'entrée, qui se trouve au milieu d'un long tunnel conçu pour résister à une bombe d'environ 5 mégatonnes (celle d'Hiroshima était de 15 kilotonnes) lancée à moins de 2 km de la base.

Encore aujourd'hui, pour visiter le Diefenbunker, il faut d'abord passer par les douches de décontamination. Sans les faire fonctionner, bien entendu. Mais gardez-vous de tourner les robinets, vous risqueriez de vous mouiller. Les douches étaient un passage obligé, car il fallait à tout prix éviter que des personnes venues de l'extérieur ne contaminent celles déjà à l'abri.

Non loin des douches se trouve l'hôpital, avec ses vieilles machines à rayons X et sa salle d'opération, où le temps semble s'être arrêté au tournant des années 60.

20 millions

La construction du bunker, réalisé par une firme de Montréal, avait alors coûté 20 millions, une fortune à l'époque. Tout ici a donc été (il y a un certain temps) à la fine pointe de la technologie. Et rien n'a été laissé au hasard.

Dans les vastes salles de réunion où des experts de la sécurité civile devaient prendre la mesure des dégâts et organiser la reconstruction en cas de guerre nucléaire, les téléphones à cadran sont munis d'une sorte de pince pour empêcher que les combinés ne tombent en cas de choc. Du studio de Radio-Canada, les officiers de l'armée ou du gouvernement auraient pu donner des conseils aux survivants. Et parce que l'étalon-or avait toujours cours à l'époque, au plus profond de la base, la Banque du Canada pouvait cacher son or dans un immense coffre-fort, histoire de s'assurer que le dollar garde sa valeur en cas de fin du monde appréhendée. On ne badine pas avec l'économie!

Le premier ministre, qui devait se rendre sur place en cas d'urgence accompagné de son personnel «essentiel» seulement - c'est-à-dire sans sa femme et ses enfants - avait ici ses propres appartements... plutôt modestes, mais beaucoup plus spacieux que les quartiers des autres mortels qui auraient eu la «chance» de se réfugier ici pendant 30 jours sans jamais avoir de contact avec le monde en surface. Dans les dortoirs, les lits sont exigus et si peu nombreux qu'il aurait fallu les partager par quarts de huit heures.

Dans les couloirs et sur les colonnes, ici et là, des motifs et des rayures pour éviter aux réfugiés de souffrir de claustrophobie, promettaient les scientifiques. En cas d'échec de cette stratégie, une prison pouvait accueillir les éléments les plus faibles ou récalcitrants.

Photo: Simon Chabot, La Presse

Une vieille machine à rayons X dans l'hôpital du bunker.

Crise des missiles de Cuba

Seule image du monde extérieur dans ce labyrinthe: une immense photo des Rocheuses de l'Alberta, au beau milieu de la cafétéria (non loin de l'écriteau censé convaincre les troupes de manger). Derrière les fourneaux, on trouve d'immenses réfrigérateurs... qui pouvaient aussi servir de morgue en cas d'incident malheureux.

La base n'a été mise en opération d'urgence qu'une seule fois, pendant la crise des missiles de Cuba (1962), mais jusqu'en 1994, des dizaines de soldats ont travaillé ici chaque jour, notamment pour surveiller les télécommunications au pays. En fin de compte, Pierre Elliott Trudeau est le seul premier ministre à avoir mis les pieds au Diefenbunker, pour une simple visite en 1976. La base s'est néanmoins fait un nom dans l'histoire: c'est ici que le caporal Denis Lortie a volé les deux mitraillettes dont il s'est servi pour la tuerie de l'Assemblée nationale en 1984.

La visite du Diefenbunker est fascinante. Et impressionnante. Des enfants (ou même leurs parents) pourraient se sentir mal de se savoir si creux sous terre, surtout quand le guide parle sans cesse de guerre nucléaire. Mais pour les mordus d'histoire, 20 ans après la fin de l'URSS, un séjour si bref soit-il dans cette base qui a toujours ses secrets, paraît-il, vaut largement les 20 minutes de route à partir du centre-ville d'Ottawa.

Musée canadien de la guerre froide: www.diefenbunker.ca ou 1-800-409-1965

Photo: Simon Chabot, La Presse

Les locaux de la sécurité civile.