«Si on m'avait dit que je me promènerais presque nue dans la rue, je ne l'aurais jamais cru», sourit Susan, une quinquagénaire américaine, habituellement «assez pudique». Et pourtant, c'est bien elle, dans la rue principale du village de Hanga Roa, à l'île de Pâques, vêtue d'un simple string, et qui se fait peindre la poitrine par un autochtone.

La farandula, c'est l'apothéose de la Tapati, le grand festival culturel de l'Île de Pâques. Ce n'est pas une fête touristique, mais les visiteurs sont les bienvenus. L'aéroport de Hanga Roa en voit débarquer 2800 chaque semaine, qui se mêlent aux 9000 habitants. Aujourd'hui, ils sont tous là.

Les Rapa Nui (le nom polynésien de l'Île de Pâques, comme de ses habitants et de leur langue) sculptent pendant des mois d'immenses statues en bois. Elles représentent les divinités ancestrales: les Moaï, ces géants de pierre mystiques, ou encore l'homme-oiseau.

Les hommes fixent les statues sur des chars avant le défilé. Les habitants s'apostrophent en rapa nui ou en espagnol, mais on entend aussi beaucoup d'anglais, de français, de portugais et de tahitien, la langue des voisins du Pacifique.

Une longue file d'attente s'étire sous le soleil tropical, en zigzaguant pour gagner les coins d'ombre. À l'avant, c'est toujours le même rituel: chacun se met en sous-vêtements, ou simplement en string, et s'immerge dans une vieille baignoire pleine d'argile, visage compris. Ensuite, c'est Ale, un Rapa Nui, qui étale à la main cette peinture naturelle d'un marron rougeâtre sur le corps des autochtones ou des touristes volontaires.

Un peu plus loin, d'autres files d'attente se sont formées devant la baignoire de peinture ocre et celle de peinture blanche. Une fois secs, ces hommes, ces femmes et ces enfants confient leurs corps à de vrais artistes: des Rapa Nui leur peignent des signes sur la peau, inspirés de la légende de l'homme-oiseau, ou encore de l'écriture rongo-rongo, dont le sens s'est perdu.

Une jeune femme déguisée en sirène

Il est un peu plus de 17 h. Un aito (guerrier, en rapa nui) souffle dans un énorme coquillage. Un son lourd et grave s'élève au-dessus de Hanga Roa: le signal du départ.

Un homme vêtu de peaux de bêtes ouvre la parade à moto. Sur son guidon, un crâne de taureau. Et derrière lui, un char orné de poulpes géants en bois, tapissé d'algues vertes. Au milieu trône une jeune femme grimée en sirène, entièrement vêtue de matières naturelles, jusqu'à sa queue, empruntée à un thon pêché le matin même.

Un peu plus loin, un enfant s'est fait un casque avec une tête d'espadon. Il danse sur un char orné de statues en bois de plus de trois mètres de haut, aux attributs proéminents. Tout autour, des centaines de danseurs entament de virils haka ou des mouvements plus lascifs, aux rythmes de plusieurs orchestres disséminés sur les chars.

Les Marquisiens installés sur l'île frappent sur de grands pahu (tambours), tandis que des Rapa Nui préfèrent une mâchoire de cheval, qui produit un son clair proche des maracas quand les dents s'entrechoquent.

Quelques accordéons trahissent l'influence sud-américaine dans cette colonie chilienne. Tout le reste est polynésien, des cris de guerre aux plumes venues d'Hawaï. Car l'île de Pâques est la pointe Sud-Est du grand triangle polynésien, ce peuple qui a conquis l'océan Pacifique depuis l'Asie, jusqu'à Hawaï au Nord et la Nouvelle-Zélande au Sud-Ouest, alors que les Européens ne s'aventuraient pas encore loin des côtes.

À toute petite vitesse, la farandula va traverser tout le village, deux kilomètres à peine, en plus de quatre heures, devant plusieurs milliers de spectateurs. Les chars arrivent de nuit, au milieu des flambeaux, tout près du petit port de Hanga Roa.

Parmi eux, la reproduction d'une grande pirogue à voiles polynésienne. Celle des ancêtres, venus explorer Rapa Nui depuis les Marquises, les Australes, les Gambier ou encore les îles Cook, personne ne le sait vraiment. Sauf les Moaï, ces immenses statues de pierre érigées sur toutes les côtes de l'île, qui, eux non plus, n'ont pas encore dévoilé tous leurs mystères.