Il faut être deux pour danser le tango et, une fois n'est pas coutume, l'Argentine et l'Uruguay marchent d'un même pas. Les deux pays latino-américains ont décidé de mettre de côté la vive controverse les opposant sur le lieu de naissance du grand interprète de tango, Carlos Gardel, pour défendre ensemble la «pensée triste qui se danse» devant l'UNESCO.

Buenos Aires et Montevideo souhaitent obtenir l'inscription du tango au patrimoine culturel immatériel de l'humanité au même titre que le théâtre kabuki au Japon et la tradition du chant védique en Inde.

 

Leur demande a été examinée par un organe subsidiaire du Comité international de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) la semaine dernière, à Paris. Cet organe, qui travaille dans le plus grand secret, choisira les candidatures à soumettre au Comité intergouvernemental, qui doit arrêter une décision définitive à l'occasion de sa quatrième session à Abou Dhabi, du 28 septembre au 2 octobre.

Si «des situations sont tendues dans d'autres domaines, nous voulions montrer qu'il n'y a pas de palissades en culture», a déclaré Mauricio Rosencof, directeur culturel de la Ville de Montevideo.

Une inscription au patrimoine immatériel ne s'accompagnerait d'aucune enveloppe financière, mais un accord international permettrait à l'Argentine et à l'Uruguay de justifier l'utilisation de fonds publics pour préserver leur plus précieux trésor à l'exportation à côté de la viande bovine.

Les deux pays ont proposé la création d'un orchestre de tango Rio de la Plata, du nom du profond estuaire des fleuves Parana et Uruguay séparant les deux États. Ils souhaitent aussi la création d'un catalogue de milliers de chansons n'ayant pas donné lieu à un enregistrement et l'ouverture d'académies de tango officielles partout dans le monde afin que ce genre musical et cette danse conservent une forme artistique pure.

Né à la fin des années 1800 dans les quartiers pauvres de Buenos Aires et de Montevideo, le tango a vu sa popularité s'accroître avec le temps, notamment grâce au succès mondial de la comédie musicale de Broadway Forever Tango. L'image populaire - une danseuse élancée, au port noble et au buste souple, faisant des pirouettes et des battements de pied plongeant vers le sol en arrière entre les bras d'un partenaire en smoking - est liée au tango de salon. Celui qui est dansé dans les milongas tient davantage de la valse, mais est tout aussi sensuel.

L'Argentine et l'Uruguay sont d'accord sur le fait que la danse ait été mise en valeur dans les deux pays. Mais leur rivalité au sujet de Gardel est plus forte que jamais. Buenos Aires et Montevideo affirment chacun de leur côté que le plus célèbre interprète et compositeur de tango est un fils du pays.

Argentin ou Uruguayen?

Pour les Argentins, l'artiste, dont la popularité et la légende n'ont fait que grandir après sa mort dans un accident d'avion en 1935 à Medellin, en Colombie, Charles Romuald Gardes est né en 1890 à Toulouse, en France. Sa mère, célibataire, Berthe Gardes, a emmené le petit garçon à Buenos Aires, où le chanteur a adopté son nom de scène, Carlos Gardel. Les Uruguayens disent, eux, que Gardel a vu le jour en 1887 à Tacuarembo, une petite ville du nord du pays, enfant né hors mariage d'un homme fort de la région et de sa belle-soeur, qui a remis l'enfant à Berthe Gardes. Les deux parties disent être en possession de documents à même de prouver leurs thèses.

«Les Argentins ont dû inventer un Gardel français, juste pour qu'il ne soit pas d'Uruguay», observe Nelson Dominguez, journaliste uruguayen à la retraite, qui a beaucoup écrit sur le tango.

Le tango est davantage associé à l'Argentine sur le plan international, en partie grâce à une promotion intense et à la taille relative du pays. Des milliers de passionnés de tango ont injecté 125 millions de dollars dans l'économie argentine rien qu'en 2006.

Mais Gardel a permis à la ville uruguayenne de Tacuarembo d'exister sur la carte, selon Raquel Hernandez, qui dirige l'office de tourisme de cette commune de 50 000 habitants. Un musée consacré à Gardel attire près de 10 000 visiteurs chaque année depuis son ouverture en 1999 et un timbre a été lancé en 2004 sur l'Immortel de Tacuarembo.