Pénétrer dans le salon de musiciens légendaires d'Afrique du Sud pour une rencontre autour de la musique et des histoires? C'est ce que proposent les «Safari Jazz» de l'entreprise Coffeebeans Route. La Presse a testé l'expérience.

Une légère brise caresse Le Cap à la brunante, et les rues du township de Grassy Park bouillonnent de vie. Michael Letlala, notre guide, nous invite à entrer sans cogner dans la résidence d'un jazzman de renom. Hilton Schilder est déjà attablé dans la salle à manger de la maison qu'il habite avec sa femme Tesna. «Vous prendriez une bière locale?», propose le pianiste et compositeur d'origine métisse à l'allure bohème. «Servez-vous!», enchaîne sa Tesna, qui a préparé un curry de poulet à la «malay», expression qui désigne les descendants des esclaves malaisiens et indonésiens au Cap.

«J'ai grandi dans une famille où tout le monde faisait de la musique. J'ai appris le piano à 3 ans et peu après, j'ai commencé à composer», évoque le jazzman autodidacte qui, dans un même souffle, relate le déplacement forcé de ses parents, chassés par les mesures ségrégationnistes de l'apartheid dans les années 60. «Le monde entier est persuadé que le mouvement de libération de 1976 est né à Soweto. Mais en réalité, c'est ici dans le Cap-Occidental que tout a commencé», avance Hilton Schilder, qui a suivi son destin de jazzman malgré la répression du régime à l'endroit des artistes. Il fait circuler autour de la table un portrait pris dans la mythique Long Street à la fin des années 70, à une époque où lui et d'autres acolytes de la scène de jazz du Cap défiaient la censure.

Sa seconde portion de curry terminée, Hilton éteint le son de la télé et s'installe au piano. «Voici une pièce que j'ai composée pour Tesna...», souligne-t-il, en guise d'introduction à ce concert privé aux rythmes contemporains, chargé de souvenirs et de l'esprit du Cap. Ce concert privé dans le domicile d'Hilton et Tesna Schilder est l'un des circuits offerts par Coffeebeans, entreprise qui propose depuis 12 ans des expériences «d'immersion», c'est-à-dire «un tourisme axé sur la créativité et l'économie de la narration».

Issu de l'industrie de la musique, le fondateur Iain Harris était motivé par le désir d'humaniser la façon dont on pratique le tourisme en Afrique du Sud. «La majorité des touristes qui viennent ici sont seulement intéressés par deux choses: les animaux et les vignobles. Ceux qui osent s'aventurer hors des sentiers battus participent à des visites organisées de townships, qui ne mettent l'accent que sur la douleur et la pauvreté», déplore-t-il. Or, les banlieues de Windberg, Grassy Park, Mitchells Plain, Gugulethu, Athlone foisonnent de créativité et ont vu naître plusieurs jazzmen du Cap, des contemporains et acolytes du célèbre Abdullah Ibrahim (alias «Dollar» Brand), qui était du plus récent Festival de jazz de Montréal. «Nous adaptons le contenu de nos tours aux intérêts des gens. Parfois, le ton est plus politique et on explique davantage le sens de l'expression "musique de libération"», explique Iain Harris. 

Après avoir fait nos adieux à Hilton et Tesna, Michael nous conduits vers Gugulethu, township à une vingtaine de minutes à l'ouest de Grassy Park, où nous sommes attendus par le trompettiste Blackie Tempi. Dans son salon de Gugulethu, il nous accueille avec de la bière de gingembre maison, un bol de chips et de confortables divans. Accompagné par son beau-frère à la guitare, Blackie Tempi sort de sa trompette des notes qui évoquent l'âge d'or de Sophiatown, l'esprit immortel de Miriam Makeba et Thandi Klaasen, les chants populaires nés des villages du Cap-Oriental. En présence de telles légendes, le temps s'arrête à Gugulethu. Et on s'incline devant l'expression si vibrante de ce jazz de libération.

Photo tirée du site de Coffeebeans Route

Le trompettiste Mandla Mlangeni