La suite des aventures de Bruno, à bord du bateau Professeur Molchanov.

JOUR 21

Au loin, des baleines. Les ailerons apparaissent pendant un bref instant et disparaissent sous la surface de l'eau. Contrairement aux dauphins, qui font toujours sourire avec leurs bonds spectaculaires, il est difficile d'être excité à la vue d'un dos de baleine*. Mais, selon l'expert des cétacés à bord, Simon de Wildwings, c'est le moment ou jamais de s'animer.

«Ne les ratez pas, celles-là... Ce sont des baleines à bec de Shepherd!!!»

Avec trois points d'exclamation. Les observateurs chanceux hurlent aussitôt la position des mammifères.

«Elles s'approchent!

- De quel côté?

- Vers la gauche!

- C'est bon, merci!»

L'agitation est à son comble. Comprenez, c'est un moment... historique! La baleine à bec de Shepherd est une espèce très rarement observée, jamais filmée dans son habitat naturel. On l'a surtout vue échouée, sur la plage... Et elle est là, devant moi, dans le viseur de la caméra!

Le soir, au bar, Simon paye une tournée. Sur sa liste des 80 espèces de cétacés du monde, il en est maintenant à sa 67e. Un expert, je vous dis.

«Mais c'est pas tous les jours, la Shepherd. Buvons à notre chance exceptionnelle!

- Cheers!»

Il est ému. Et nous le sommes tout autant.

 

JOURS 22, 23 et 24

Je pense que je suis devenu cinglé. Je passe tout mon temps sur le pont, avec les jumelles, devant les yeux. Je rate même des soupers quand la lumière est belle... Je suis d'un zèle exemplaire! Des moments comme ceux d'hier, je ne veux plus en rater. Avant la baleine à bec de Shepherd, je passais un peu de temps au resto à boire du thé, à discuter ou à écrire, pendant la journée...

Maintenant, je veux faire partie de toutes les découvertes! Et aujourd'hui, je regrette de n'avoir pas vu chacun des oiseaux, et tous ces épaulards qui ont frôlé le bateau, et toutes ces baleines bleues qui étaient là, juste là, sous mes yeux...

En fait, mon malaise va bien au-delà de la croisière :en ce mercredi d'avril 2010, je regrette de ne pas avoir su profiter de la beauté de la faune et de la flore qui m'entourent depuis le début de ma vie.

C'est du sérieux, hein?

Pour vous dire, sur ma liste, c'est entre «Rencontrer Jésus» et «Marquer le but gagnant dans une finale de la Coupe Stanley».

JOURS 25, 26 et 27

Île Sainte-Hélène, Atlantique Sud.

L'ambiance est bonne. Tout le monde se salue. Les gens sont beaux. La peau dorée, les yeux en amande. Coup de coeur. Je dors à l'hôtel, pour le plaisir. Mais je n'ai pas de plaisir :après 14 jours sans avoir mis le pied à terre, le lit immobile me donne le mal de terre. Visite de l'île? On part à la recherche du «Wire Bird», une espèce endémique dont la population est estimée à moins de 300 individus. Puis à Longwood, pour voir une réplique du lit de Napoléon. Et sa tombe minuscule? Il n'est plus dedans... Soudain, et sans raison, je me revois allongé sur la tombe du bédéiste Reiser, au cimetière de Montparnasse. Avec SL. On était tous les deux habillés en cuir des pieds à la tête, comme des loubards. SL avait piqué un fémur aux catacombes.

Ça ne veut rien dire, les tombes. Les os non plus. Et le cuir, ça pue.

JOURS 28, 29 et 30

Île Ascension. Nous sortons en Zodiac pour admirer une falaise recouverte de nids d'oiseaux marins. Albert vérifie le thermomètre.

«La température de l'eau est à 28 degrés.

- Oh yeah!»

Enfin, il fait chaud, la mer est calme, et verte comme les yeux pétillants de Caroline que j'embrasserai peut-être. Alors, j'enlève ma sandale et je laisse pendre mon pied du bateau pneumatique; et c'est bon, c'est doux, et si je ne portais pas cette ceinture de sauvetage qui se gonfle au contact de l'eau, je ferais semblant de glisser, et je me jetterais au milieu de ces mignons petits balistes bleus qui essaiment autour du bateau, et qui me rappellent joliment le baliste à dents rouges des îles Fidji, un poisson qui était si charmant à voir nager en surface, avec sa queue fourchue, lorsqu'au fond de l'océan, on s'assoyait, comme dans un parc antillais, pour admirer le vol des frégates.

Puis, un grand bébé oiseau tout blanc est tombé de son nid. Tête première dans la mer.

«Regardez!»

On n'a même pas eu le temps de faire ouf que les jolis petits balistes se sont garrochés sur le pauvre oiseau, comme des piranhas affamés, vroum vroum, il y a eu un remous en surface, et en moins de 30 secondes, du bébé oiseau, il ne restait qu'un tas de plumes, et une flaque de sang sur l'eau...

Calvaire.

Je remets mon pied dans le bateau.

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Sénégalaiserie? Je suis toujours en Casamance, c'est la saison des mangues ici, et elles sont tellement juteuses qu'il faut les bouffer en bedaine dehors. Hier, record mondial, j'en ai mangé une plus grosse que ma tête.

Ciao.

*Seul Coluche savait faire rire avec son dos!

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Bruno Blanchet, «birdeur» à jumelles.