La suite des aventures et du journal de bord de Bruno, à bord du bateau Professeur Molchanov :

JOUR 4Tout le monde est sur le pont, aux premières lueurs. Le navire avance doucement entre les glaces. Des icebergs nous bloquent le chemin. C'est vrai, tout ça ?

Je n'en crois pas mes yeux.

Les «birdeurs» n'en ont que pour le fulmar des neiges, un bel oiseau qui tourne autour du mât sur la proue, juste devant nous. Graham me fait signe.

«Bruno, l'as-tu vu ?

- Bien sûr !

- Tick it, it's a foucking good bird !

- OK !»

«Tick it.» C'est leur expression pour dire que ça en fait un de moins sur leur liste d'oiseaux à voir. Et un « good bird », un bon oiseau, c'est un oiseau rare ou une espèce qui n'existe que dans une région limitée.

Cela dit, beaucoup de «non-birdeurs» sur le bateau trouvent la passion de ces ornithologues amateurs un peu excessive. C'est vrai que, vu de l'extérieur, un tel dévouement peut paraître étrange... Certains «birdeurs» effectuent ce voyage pour ne voir qu'une poignée d'espèces, car nombreux ici sont les oiseaux migrateurs qu'ils ont déjà «tickés» ailleurs. Mon coloc Andy, par exemple, qui détient une liste de plus de 7000 espèces d'oiseaux (sur 10 000, c'est pas mal !), est seulement sur le Molchanov pour une douzaine d'oiseaux...

De bons oiseaux !

Moi, ça me fait sourire. Pourquoi pas ? Et je me demande s'il existe des oiseaux, eux-mêmes avec une liste, qui essayent de voir tous les ornithologues amateurs de la planète...

«Le gros avec la calotte rouge ?

- Non. On l'a vu l'année passée, dans le Nord. À Spitsbergen.

- Ah oui, c'est vrai !

- Il s'est fait pousser les cheveux.

- C'est laid, hein ?»

Enfin. Une péninsule se distingue au loin, entre les brumes. C'est le continent. Mon ultime continent. L'Antarctique ! Au fait, quelle langue parle-t-on au pôle Sud ? *

Le temps semble se dégager. Les creux diminuent d'intensité. Débarquerons-nous ?

Rien n'est moins certain, et l'hésitation du capitaine est compréhensible : nous sommes le dernier navire de la saison et, en ce moment, le seul en Antarctique. S'il devait arriver un malheur...

Après une attente interminable, à quelques centaines de mètres de la côte, un appel fait vibrer les haut-parleurs du bord.

«Soyez prêts dans 10 minutes, avec vos vestes de sauvetage et vos bottes Wellington, faudra faire vite.»

Nous débarquons !

Modus operandi : on doit d'abord tremper nos bottes dans une solution nettoyante afin de ne pas amener de contaminants sur le continent. Puis se mettre en ligne pour descendre au Zodiac.

Déjà, on distingue ceux qui veulent être les premiers dans la file, à tout prix... Les désagréables ! Et ils jouent du coude, ma foi ! Je ne peux pas m'empêcher de m'exclamer.

«On va tous arriver à Noël en même temps !»

Ha ! Seulement quatre jours de croisière et, déjà, le voyage en groupe qui me donne des boutons... Peut-être que ça s'arrange avec le temps ? De toute manière, je ne leur laisserai pas la chance de gâcher mon plaisir.

Parce que c'est l'Antarctique ! Je mets le pied à terre. Excité, j'exécute une petite danse brésilienne. Allez savoir pourquoi (et c'est sur vidéo !).

Puis, Bruno, l'autre Québécois à bord du Professeur Molchanov, tire un téléphone satellite de sa poche. Un vrai sac à surprises, celui-là. Je le supplie. Il rigole. Il compose le numéro de chez mes parents, à Laval. Après 10 secondes, à l'autre bout, le téléphone sonne. Ma mère répond. Je hurle !

«Allo, maman, c'est moi !

- Allo, Bruno ! T'es où ?

- Je suis en Antarctique, maman ! J'ai les deux pieds dessus !

- Ah, mon Dieu ! (Silence) Et tu m'appelles ? Merci, oh merci !»

Et elle se met à pleurer.

JOUR 5

Après le bonheur de la veille, surprise de taille... Ce matin, plutôt que d'être au milieu des icebergs, tel que prévu, nous avons à tribord l'île de l'Éléphant. Les glaces sont loin derrière... Fini l'Antarctique? Vraiment?

Sacramant !

À bord, la colère gronde.

La meneuse de l'expédition, Delphine, réunit tous les passagers, et explique calmement que le capitaine a été obligé de changer de cap durant la nuit, poussé par les glaces.

Résultat : nous débarquerons sur Éléphant, une île que bien peu de gens ont foulée. L'idée plaît à plusieurs parce que, historiquement, c'est une île où se serait posé Shackleton, un héros de l'histoire polaire dont nous entendrons beaucoup parler dans les prochaines semaines... Par manque d'espace, je ne vous raconterai pas ses captivantes aventures ici, mais vous trouverez tout à propos de Shackleton dans une bibliothèque près de chez vous.

Et en plus, ajoute-t-elle : «Nous verrons des gorfous macaroni, si nous sommes chanceux.» Mais les «birdeurs» sont furieux. Pour eux, cela signifie que leurs chances de voir le manchot empereur sont désormais presque nulles.

Ils font la gueule. Parce que l'empereur était un maudit bon «tick».

Heureusement, le gorfou macaroni est au rendez-vous. Et il est aussi joli que son nom l'indique.

Mais ils font quand même la gueule.

Et il reste 32 jours.

*Tiré d'une «Liste de questions insolites de passagers».

 

Photo: Breuno Blanchet, collaboration spéciale

En zodiac à travers les icebergs